Le convoi roule deux jours, sans boire et sans manger. C’est très long, deux jours, mais les filles de l’orchestre ont pris le pli. Elles se disent qu’elles ont échappé au pire et que le pire ne peut plus leur arriver. Tout le jour, elles voient défiler la Pologne, plate et démembrée, fumante et désespérée. Curieux pays. Leurs deux gardiens se lèvent de temps à autre, vont d’un bout à l’autre de la plate-forme, enjambant les corps endoloris. Alma essaie de leur plaire, en vain. Ses sourires faussement timides viennent s’écraser sur leurs trognes de traîneurs de sabre. Christa se trouve entre Bronia et Olga. Elles se tiennent chaud, ont des gestes tendres. Olga a peur, son corps est à bout, sa patience, sa foi et son humanité. Tout est rongé en elle, jusqu’au cœur. Christa la prend dans ses bras quand elle sanglote.
Le soir du premier jour, le train est resté à l’arrêt dans un tunnel, une heure, peut-être deux. Olga s’est mise à trembler de tout son corps, persuadée qu’on allait les électrocuter dans ce tunnel. Quand le train a redémarré, elle a fixé Christa de ses prunelles souffrantes et a caressé son visage, pour se rassurer, se dire qu’elles étaient encore en vie.
Le deuxième jour, toujours pas de nourriture, juste de l’eau de pluie. La nuit vient très vite. Christa se rend compte qu’elle a somnolé pendant des heures, et les ténèbres l’ont surprise. Le train roule plus vite, elle fredonne un air de valse, une chanson populaire, sur le rythme de ferraille des wagons sur les rails. Elle se trouve au théâtre, soudain, en longue robe de soie blanche, et sourit à des visages connus. Et puis, elle s’assoupit à nouveau, épuisée. Au matin, elle demande au soldat quel jour on est.
— Le 3 novembre.
Le 3 novembre 1945, se dit-elle. Le train s’arrête. Les musiciennes descendent, comme un immense troupeau. Il y a une pancarte de travers avec
— Bienvenues dans votre nouveau camp.
Elles se regardent les unes les autres. Il n’y a rien autour d’elles. Juste une sorte de grand fossé dans laquelle les soldats viennent s’entraîner au tir.
— Ce nouveau camp, c’est vous qui allez le construire.
On leur sert une misérable soupe dans laquelle surnagent quelques navets. C’est là qu’elles apprennent qu’elles se trouvent à Bergen-Belsen.
Les Alliés ne sont plus très loin.
—
27
C’est une nuit de cendres, froide et humide. Un hall de gare où s’engouffrent des bourrasques épaisses de grésil. La neige n’est plus très loin. Elle viendra par l’est, des grandes plaines ravagées.
Furtwängler s’arrête sous un immense portrait de Hitler et lève les yeux vers l’énorme pendule de la gare. 22 heures. Le train part dans dix minutes.
Les rails s’entrelacent aux aiguillages et se reprennent en de longues lignes droites avant de disparaître dans un trou de nuit. De temps à autre, le vent balaie le panache de fumée grasse d’une locomotive. Dans la lumière discrète de la lune, Berlin empeste le phosphore et le charbon, l’égout et le caveau.
Furtwängler a rendez-vous avec son ingénieur du son, Franz Knapp, devant le kiosque à journaux. Il a dû être retenu par la police de plus en plus tatillonne qui contrôle chaque voyageur. Peut-être qu’il ne viendra pas. Tout est incertain.
Le dernier bombardement est passé. Les grands immeubles de Friedrichstrasse tremblent encore, beaucoup ne sont plus que des façades calcinées, sans plus rien derrière, des décors de théâtre, du vide et de la mort.
Rien ne bouge. Rien ne respire, rien ne dort. Il n’y a plus de tonnerre dans le ciel, plus de lumières obliques qui tapent les nuages, plus de bombes qui miaulent dans le ravissement glauque de la guerre. Les bombardiers sont repartis, le ventre vide. Ne restent que le grincement des trains, les conversations à voix basse, les annonces laconiques et les claquements des boggies sur les échangeurs. Des convois entrent en gare, en provenance de l’Est, du front, chargés de soldats en lambeaux, hagards, hâves et plombés.
Le train pour Vienne va partir, d’un instant à l’autre. Il foncera dans la nuit, tous feux éteints. Knapp arrive en courant.
— Il n’y avait plus de places en premières, lance le chef d’orchestre.
— À la guerre, comme à la guerre ! répond l’ingénieur du son.