Читаем Berlin Requiem полностью

Les faisceaux de la défense antiaérienne balaient le ciel en bataille. Les tirs de la Flak se perdent dans le ciel en de petits nuages noirs et des claquements d’altitude. Les murs de la salle de concert vibrent. L’orchestre se débande en plein adagio pathétique. Adieu, Bruckner. Le public détale, les femmes à voilette aux bras des gradés en uniforme, les vieux nantis des premiers rangs et les autres, comme des rats, chacun dans son trou.

Le chef d’orchestre se réfugie dans sa loge, l’esprit meurtri. Pour la première fois, il n’a pas fini un concert. La guerre se moque des mélodies. Sa baguette s’est mise à battre dans le vide. Il s’est retrouvé seul, pauvre pantin. Une dernière salve a tapé la salle Beethoven et la Köthener Strasse. Une gerbe de gravats a brisé quelques vitres. L’immeuble du 38 est parti en torche, ses fenêtres découpent des yeux de diable dans les nuées de poussière épaisses.

Quelqu’un frappe à la porte. Furtwängler reconnaît Albert Speer, l’architecte du Troisième Reich, avec sa mine d’étudiant bien mis. Speer a toujours été plutôt sympathique avec le musicien. Il dit :

— Ne restez pas à Berlin, docteur Furtwängler. La SS est chargée de vous surveiller. La Gestapo va vous arrêter et vous emprisonner. Vous n’êtes plus intouchable.

Speer sait de quoi il parle, Hitler lui-même l’a mis dans la confidence. Il a l’oreille du Führer. Et ce Führer ne veut plus d’un musicien qu’il a érigé naguère en patrimoine national. Speer dit que c’est fini la gloire, fini les excuses pour cause de génie. Il lance :

— Vous devriez prendre des vacances, docteur Furtwängler, vous reposer. Vous êtes fatigué.

— Que vont devenir mes Philharmoniker ? Je dois les protéger !

— Je vais m’en occuper personnellement.

Furtwängler garde un instant la bouche entrouverte. La lumière qui entre par la fenêtre projette des ombres et dessine des corps inquiétants sur le plancher.

Speer lui tend la main. Le chef l’accepte. Il y a du définitif dans cette poigne ferme et longue. Speer a beaucoup de respect pour Furtwängler. Il sait qu’il ne le reverra pas. Il dit :

— Ne soyez pas inquiet. Vous comprenez… Partez ! Une voiture vous attend.

Déjà, en 1944, Speer a prévenu le musicien. Là-haut, tout là-haut dans la hiérarchie des cinglés, on le soupçonnait d’avoir participé à l’attentat contre Hitler. Ça vaut la peine de mort. La guillotine. Furtwängler connaît tellement de monde que figurent des noms douteux dans son carnet d’adresses. Il y a surtout celui de von Stauffenberg. Il ne peut pas dire pour se défendre qu’il ne l’a jamais rencontré. Ce dernier est un proche.

Et Stauffenberg a monté une opération pour tuer Hitler. Comme nom de code à cette opération, il a choisi Walkyrie. Drôle d’idée pour désigner l’assassinat du pire tyran de l’histoire. Walkyrie, l’opéra que Furtwängler a dirigé des dizaines et des dizaines de fois.

— Merci, monsieur Speer.

Le chef décampe, au milieu de la fournaise, courant de tas de ruines en tas de ruines, ombre parmi les ombres dans les angles morts de Berlin. La bagnole qui doit le ramener se trouve un peu plus loin, le chauffeur fait de grands signes au milieu des fuyards qui zigzaguent, comme des bêtes folles, entre les blocs de briques tombés des murs. Furtwängler s’enfourne dans la Mercedes. Le chauffeur démarre en trombe, klaxon en tête. Un tramway gît sur le côté, étendu de toute sa carcasse, sa cargaison humaine encore prisonnière. Des vieux sont penchés sur un cadavre, à farfouiller dans les poches. Le peuple ne sait plus se tenir, il a faim.

Pour rejoindre la maison, à Potsdam, il faut une heure, à tordre la route, entre les empilages de pierres et de tuiles, les escouades de femmes qui arpentent les ruines et les gamins qui chapardent. Les hommes jeunes sont ailleurs, songe le chef. Loin, dans l’immense champ de guerre qui les taille par milliers.

La maison apparaît, sinistre, hostile, extérieure à tout ce qui a été une existence d’artiste. Le musicien s’affale dans un fauteuil, au milieu des souvenirs assoupis, dans la pénombre. La solitude n’a jamais été aussi froide. Il revoit les visages des Philharmonikers qu’il vient de quitter, la peur au fond de leurs yeux, le désarroi sur leurs traits luisant d’angoisse. Ils n’ont pas eu le temps d’un au revoir, d’une dernière chaleur. On ne se dit pas grand-chose quand le diable frappe à la porte. Où seront-ils, après l’apocalypse ?

— Je les ai protégés jusqu’au bout, murmure le chef d’orchestre en se versant un verre de mauvais blanc. Le Philharmonique de Berlin, le meilleur orchestre du monde, c’est fini tout ça !

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