Le camion à carapace zigzague entre les barricades, s’arrête, tente une marche en arrière et cale. Nouvelle rafale. Ça fait comme des étoiles dans le pare-brise. Un type avec un brassard FFI, un gars que Rodolphe a déjà vu avec Gilbert, court en faisant des écarts brusques pour éviter les balles et balance une grenade dans le blindé. À peine fait-il un pas en arrière qu’il tombe, tué, en s’écroulant mollement. Le sang sur les pavés se répand, noir et huileux. Rodolphe n’imaginait pas que ça coule aussi vite. En un rien de temps, toute une flaque de vie.
Les combats cessent à la tombée de la nuit. Rodolphe rampe jusqu’au camion allemand. Que des jeunes. La grenade les a tous tués. Celui qui est du côté passager a pris une balle en plein front. Il semble rire, les yeux grands ouverts. Rodolphe trouve son portefeuille. Manfred Bartmann, 19 ans. Il venait de Berlin, du quartier de Mitte, après le pont qui enjambe la Sprée.
— On a le même âge. Et moi j’ai apporté l’arme qui t’a tué. J’aurais pu être à l’école avec toi.
Le chauffeur est plus vieux et pue déjà, la bouche s’est tordue en une grimace d’étonnement.
Rodolphe essaie de comprendre ce qui bascule en lui. La bataille le rend autre, tout à coup, sans prévenir. Tu es venu jusqu’ici comme un petit homme, te voilà un autre et déjà tout fissuré. Et cet autre te poursuivra jusqu’à ta mort.
Une rafale déchire la nuit. Les balles tracent des traits furieux, rouges et blancs. Les Allemands, les collabos, les anges noirs de la nuit n’en ont pas fini. Rodolphe est pris entre deux tirs, s’accroupit et s’abrite sous le camion.
— Ne reste pas là ! hurle un sergent FFI.
À grands gestes, il lui fait signe de le rejoindre. Rodolphe rampe. Les balles crépitent et rebondissent sur la pierre froide de la rue en laissant des étincelles de briquet.
— Halte au feu, crie le sergent. Halte au feu, bordel !
Personne n’obéit. On est toujours un peu sourd et aveugle à la guerre. Impossible de savoir qui tire sur qui. Une rafale passe puis une autre. Et plus rien. Un silence de bataille et de cordite Le temps suspendu. Rodolphe sort de sa cache et court en direction d’un groupe de résistants qui se tient à l’abri derrière un platane. Une balle le frappe. Il roule à terre. La dernière image qu’il voit est celle de Christa, sa maman sur scène, splendide, dans une robe de soie, irréelle dans la lumière dorée.
24
Alma entre dans le bloc de l’orchestre avec un visage plus sévère que jamais. Elle examine la table des copistes.
— Trouve-moi
Christa se lève, exténuée. Les musiciennes n’ont pas mangé grand-chose depuis quelques jours. Les paquets qui les récompensent d’ordinaire se font rares. Les chefs quittent le camp pour la guerre en Russie, des plus vieux les remplacent.
— Peux-tu chanter
— Je peux essayer…
— Je ne te demande pas d’essayer mais de le chanter si tu en es capable.
Christa sent dans l’expression du visage d’Alma qu’elle va exiger qu’elle s’exécute sur-le-champ. Elle est nerveuse et serre ses poings menus chaque fois qu’elle parle. Son attitude est dure. Elle n’a plus de retenue. Jamais, avant-guerre, une musicienne, fût-elle la nièce de Mahler, ne se serait adressée à Christa Meister de cette façon.
— En allemand ou en italien ? questionne froidement la cantatrice, en regardant sa chef droit dans les yeux. (Elle met dans son regard tout le mépris dont elle est capable.) Et pour qui dois-je chanter ?
Alma tourne les talons et monte sur l’estrade d’où elle peut dominer son orchestre.
— Demain, le Reichsführer SS, Henrich Himmler, va visiter le camp. Nous devons être impeccables, comme jamais. Nous devons nous surpasser. J’espère que vous vous rendez compte, Himmler en personne. Celui qui peut tout ! Ce camp, c’est lui ! Notre survie, c’est lui.
Pour Christa, Himmler est un souvenir. Un de plus, ou de trop. C’était en 1934 ou 1935, à Dresde. Il avait tenu à la féliciter après un récital. Le directeur du théâtre était dans ses petits souliers en présentant la chanteuse à cet homme si puissant. Il avait fait le signe nazi, elle s’était fendue d’un sourire. Himmler était un petit homme, brun, avec un visage sans relief qu’une paire de lunettes rondes en acier rendait un peu sérieux. Il n’avait rien d’un arien, comme Goebbels. Il avait souri et avait tenu à gratifier Christa de quelques mots de félicitation, très convenus, comme elle en recevait des centaines. Et puis, il avait ajouté une phrase qui avait failli la faire éclater de rire :
— Demain, quand je jouerai au piano, je penserai à vous.
Puis il s’était légèrement incliné et s’était retourné brusquement, sa suite avait claqué des talons.
C’est cela, le souvenir de Himmler, l’un des hommes les plus redoutés du régime nazi.