— Viens ici. Assieds-toi.
Une femme, sans doute une Polonaise, tient un stylo où la plume a été remplacée par une aiguille.
— Retrousse ta manche.
La Polonaise trempe la plume dans l’encre et enfonce l’aiguille rapidement, tout en lisant un numéro qui est inscrit sur une liste d’arrivée. Christa grimace à chaque piqûre. La douleur est intense.
Numéro 74767. Une plaie qui saigne et se gonfle à vue d’œil.
La tatoueuse a une écriture fine et nette. Ce doit être une sorte de professionnelle. Les chiffres ne sont ni démesurés, ni tracés n’importe comment, pas comme ceux de la voisine qui rabaisse sa manche en rejoignant les rangs à petits pas.
Christa regarde une dernière fois ses longs cheveux blonds que le balai pousse vers un coin de la salle. Elle ne s’est jamais sentie aussi nue et vulnérable. Sa première pensée est pour Rodolphe. Elle se retient de pleurer. Pas le temps. Ta maman est comme les autres, mon Prince, mais elle garde sa dignité au fond d’elle.
Christa a de la chance. Une femme qui fourre les vêtements des nouvelles venues dans de grandes caisses la remarque. Elle fronce les yeux et se dirige vers elle.
— Tu es Christa Meister ?
— Oui, c’est bien moi.
La « lingère » jette un coup d’œil autour d’elle.
— C’est ce qui va sans doute te sauver. Attends ici.
Christa se met à l’écart, sans oser lever la tête vers les femmes qui passent à sa hauteur, crâne rasé et tatouage au bras.
Au bout de cinq minutes, une femme arrive. Malgré la chaleur, elle porte un invraisemblable manteau en poil de chameau et un foulard sur la tête.
— Bonjour, je suis Alma Rosé, la nièce de Gustav Mahler.
Le ton n’est ni gentil, ni accueillant, mais il y a des mots et un regard, et c’est déjà beaucoup. Alma se détend, une fois à l’extérieur.
— Tu dois aller d’abord au bloc de la quarantaine. Ne t’inquiète pas. Quelqu’un viendra te chercher.
La quarantaine est l’un des endroits les plus terribles du camp de Birkenau. La partie dortoir comprend un long châlit sur lequel les arrivants dorment les uns serrés contre les autres. Une bonne partie du quotidien de la quarantaine, c’est l’appel. Une manie allemande, sans doute. Il faut compter les déportés, rangés par groupe de cinq. Interdiction absolue de bouger. Et ça dure. Dans une odeur de merde qui coule entre les jambes de celles qui ont déjà contracté la dysenterie.
Trois jours plus tard, Alma Rosé envoie chercher Christa par la
Tchaïkowska se moque de la cantatrice et la menace d’une gifle si elle ne baisse pas les yeux quand elle lui répond. Elle la conduit jusqu’au bloc de l’orchestre.
Alma Rosé l’observe un instant, un éclair de cruauté dans le regard, jaloux. Elle dit :
— Je me souviens des affiches de toi, dans Berlin, et de ta photo dans les revues. Je ne savais pas que tu étais juive.
— Je ne le suis pas. Juste un grand-père.
— Pour eux, tu es une youpine. Dans cet orchestre, nous le sommes toutes, mis à part quelques ariennes.
Elle continue à parler de la carrière de Christa. Des concerts de charité qu’elle a donnés quand l’Allemagne est descendue dans les culs de basse-fosse de l’Europe. Étrangement, elle connaît beaucoup de choses.
— Tu as chanté devant Hitler. Regarde où il t’a envoyée.
— J’ai refusé de chanter pour son anniversaire. Il ne me l’a pas pardonné.
Alma ricane en haussant les épaules.
— À part faire le rossignol, tu sais jouer d’un instrument ?
— Du piano.
— C’est tout ?
— Je connais un peu l’accordéon.
— Parfait. Celle qui en jouait est morte la semaine dernière. La dysenterie. Elle se vidait. J’ai dû l’envoyer à l’infirmerie. Elle a fini là-bas, tu vois.
Elle désigne du regard, deux immenses cheminées.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le crématorium ! Nigaude. Tu ne sens pas l’odeur ?
Elle fait entrer Christa dans le bloc de l’orchestre. Une grande table est réservée aux copistes, des femmes qui ne sont pas vraiment des musiciennes. Alma les emploie à copier des partitions pour chaque membre de l’orchestre.
— Je vous présente l’immense Christa Meister, lance Alma sur un ton faussement admiratif.
Les filles se lèvent et entourent la nouvelle arrivée, toutes la connaissent. Christa n’a rien mangé depuis trois jours. Sa tête tourne, elle manque s’évanouir. Une fille qui s’appelle Clara lui donne un bon morceau de pain et quelque chose qui ressemble à du jambon.
— Tu mangeras un peu mieux ici, dit Clara. C’est notre seul salaire Nous sommes mieux traitées que les autres détenues.
La
— Si tu marches droit. Je t’éviterai la chambre.
— La chambre ?
Tchaïkowska la gifle. Clara pousse un petit cri en entendant le bruit sec des doigts qui se plaque sur la joue de la cantatrice. Christa tremble de tout son être et ne peut retenir une giclée de pisse qui tache son pantalon.