— J’ai écouté Toscanini dans quelques passages de
Mayer soulève le bras du tourne-disque et le pose sur la grosse galette noire. Le saphir chuinte quelques secondes puis les violoncelles apparaissent.
— Écoutez. Quand il aborde le thème de
— On dit pourtant qu’il est un véritable métronome…
— Voilà, c’est là. Vous entendez ? Il passe à la vitesse supérieure, puis il ralentit.
Mayer change de disque.
— Écoutez Furtwängler !
Le maître de Berlin ne ralentit pas, ni n’accélère. Il joue sur l’intensité du son, partie d’orchestre par partie, bien distinctes.
Rodolphe ne connaissait pas ces enregistrements.
— Vous savez, dit Mayer en dessinant une ligne imaginaire devant ses yeux, Toscanini dirige en partant d’un point vers un autre, c’est sa notion du temps musical. Furwängler, c’est l’inverse. Seul le présent compte. L’inspiration, l’immédiat. Le tempo, il s’en fout. En gardant le même rythme, il conserve toute l’intensité dramatique. En accélérant, Toscanini use d’un effet très superficiel. Il croit que l’accélération du rythme donne de l’expressivité. Il se trompe.
Rodolphe est ébranlé. Il n’aime pas évoquer, d’une façon ou d’une autre, son enfance berlinoise. Ce n’est pas encore assez loin.
Mayer range ses disques et allume une cigarette.
— Pardonnez-moi. Je crois que j’ai rappelé certains souvenirs douloureux.
— Ce n’est pas grave, Maître.
— Il va falloir apprendre à vous endurcir. Par les temps qui courent, un musicien doit aussi être un guerrier, en quelque sorte. Nous autres, Juifs, nous savons cela dès la naissance.
Rodolphe ne se sent pas juif. Comment le pourrait-il ? Il l’est devenu par la férocité d’un régime. Mais il comprend aujourd’hui cette douleur ancestrale dont parle Mayer. Il la touche du doigt, dès qu’il met un pied hors de chez lui. L’enfant qu’il était et qui aimait voir défiler les SA dans la nuit de Berlin, flambeaux à bout de bras, fasciné par leur force animale, est mort en lui.
— Je me souviens de Furtwängler, dit-il d’une voix blanche.
— L’avez-vous rencontré ?
— Oui, en 1932, à Bayreuth. J’étais tout petit, à peine sept ans. Maman m’avait emmené au Palais des festivals. Furtwängler était là. Je l’ai revu sur scène par la suite.
— Vous avez dû rencontrer aussi la vieille Winifred Wagner !
— Oui. Je me souviens d’une grande femme qui m’a caressé le menton quand j’ai passé la porte de sa villa. Elle ne semblait pas si vieille que ça.
— Une vraie nazie, celle-là. De Wagner, elle n’a que le nom et les idées de cochon.
Mayer fait un signe pour balayer ses souvenirs.
— L’art est au-dessus de tout ça. Furtwängler n’est pas antisémite, lui. Je le sais. Il a rendu service à beaucoup de musiciens juifs. Je sais qu’il m’aurait défendu.
Mayer cherche une partition et l’installe sur le piano.
—
Rodolphe connaît la partition par cœur. Il lève la baguette. Sa main tremble.
— Regardez bien les cordes, dans les yeux. Ils ont besoin de vous, de votre énergie. Tous les regards sont tendus vers vous. C’est à vous !
16
C’est arrivé comme un coup de tonnerre, la guerre. À la fin de l’été. Rodolphe l’a appris en traversant le jardin du Luxembourg. Les moineaux se disputaient dans les buissons, les gosses jouaient aux soldats, justement. Un vieux, assis sur une chaise de fer, tenait un journal avec un gros titre qui annonçait la déclaration de guerre. C’est de cette façon qu’elle est entrée dans la vie de Rodolphe. Il l’a vue s’étaler ensuite, dans les journaux, sur les murs, à la radio. Partout, jusque dans le ciel. Les étoiles ne brillaient plus du même éclat dans l’été.
Tout a commencé par un pacte entre Hitler et Staline. Tout le monde en a parlé. Rodolphe ne connaît rien à la politique mais il s’est souvenu qu’en Allemagne les nazis détestaient les communistes. Comment pouvaient-ils tomber d’accord pour s’acoquiner et ensuite se jeter sur la Pologne ?
À ce sujet, Mayer s’est emporté en pleine leçon sur la
— Hitler est un porc. Il va mettre l’Allemagne dans le même état qu’en 1918. Peut-être même pire. Heureusement que nous sommes en France, monsieur Meister.