Je tracerai mon sillon, sans d'abord comprendre. Simplement j'irai… Je suis de l'empire et lui de moi, ne m'en sachant point distinguer. N'ayant rien à attendre de ce que je n'ai d'abord fondé, père de mes fils qui sont de moi. Ni généreux, ni avare, ni me sacrifiant, ni ne sollicitant les sacrifices, car si je meurs sur les remparts je ne me sacrifie point pour la ville, mais pour moi qui suis de la ville. Et certes, ce dont je vis, je meurs. Mais tu recherches comme un objet à vendre les grandes joies vives qui t'ont d'abord été données comme récompenses. Ainsi la cité au cœur des sables te devenait fleur pourpre, riche de chair, et tu la palpais ne te lassant point de t'en réjouir. Déambulant au large de ses marches, tirant ton plaisir des grands éboulis des légumes de couleur, des pyramides de mandarines bien installées à la façon de Capitales dans la province de leur odeur, et par-dessus tout des épices qui ont pouvoir de diamant car une seule pincée de ce poivre doux, que t'ont ramené des contrées lointaines la procession des voiliers sous leur cornette, réinstalle en toi et le sel de la mer et le goudron des ports et l'odeur des courroies de cuir qui, dans l'aridité interminable, quand tu étais en marche vers le miracle de la mer, ont embaumé tes caravanes. Et c'est pourquoi je dis que le pathétique du marché d'épices tu l'as fondé par les cals, les éraflures, les tuméfactions et les marinages de ta propre chair.
Mais qu'iras-tu chercher ici, s'il ne s'agit plus, comme l'on brûle des réserves d'huile, de faire chanter encore des victoires?
Ah! d'avoir une fois goûté l'eau du puits d'El Ksour! Me suffit certes du cérémonial d'une fête pour qu'une fontaine me soit cantique…
Ainsi j'irai. Je commencerai sans ferveur, mais, faisant du grenier l'escale des graines, je ne sais distinguer l'engrangement de la consommation du blé engrangé. J'ai voulu m'asseoir et goûter la paix. Et voici qu'il n'est point de paix. Et voici que je reconnais qu'ils se sont trompés ceux qui me voulaient installer sur mes victoires passées, s'imaginant que l'on peut enfermer et réserver une victoire, alors qu'il en est ici comme du vent lequel, si tu le réserves, n'est plus.
Fou celui-là qui enfermait l'eau dans son urne parce qu'il aimait le chant des fontaines.
Ah! Seigneur! je me fais chemin et véhicule. Je vais et viens. Je fais mon labour d'âne ou de cheval, avec ma patience têtue. Je ne connais que la terre que je retourne, et, dans mon tablier noué, le ruissellement sur mes doigts de la grenaille des semences. A Toi d'inventer le printemps et de dérouler les moissons, selon Ta gloire.
Donc je vais contre le courant. Je m'inflige ces tristes pas de ronde qui sont de la sentinelle penchée à dormir, quand à peine elle rêve de la soupe, afin que le dieu des sentinelles se dise une fois l'an: «Qu'elle est belle cette demeure… qu'elle est fidèle… qu'elle est donc austère dans sa vigilance!» Je te récompenserai de tes cent mille pas de ronde. Je m'en viendrai te visiter. Et ce seront mes bras qui porteront les armes. Mais comme prêtés et mêlés aux tiens. Et tu te sentiras couvrant l'empire. Et ce seront mes yeux qui recenseront du haut des remparts la splendeur de la ville. Et toi et moi et ville ne feront qu'un. Alors l'amour te sera comme une brûlure. Et si l'éclat de l'incendie promet d'être assez beau pour payer le bois de ta vie que bûche à bûche tu as amoncelé, je te permettrai de mourir.
CLXXXIII
La graine se pourrait contempler et se dire: «Combien je suis belle et puissante et vigoureuse! Je suis cèdre. Mieux encore, je suis cèdre dans son essence.» Mais je dis, moi, qu'elle n'est rien encore. Elle est véhicule, voie et passage. Elle est opérateur. Qu'elle me fasse son opération! Qu'elle conduise lentement la terre vers l'arbre. Qu'elle installe le cèdre pour la gloire de Dieu. Alors je la jugerai sur ses branchages. Mais eux de même se considèrent. «Je suis tel ou tel.» Ils se croient provision de merveilles. Il est une porte en eux sur des trésors bien composés. Suffit de la découvrir à tâtons. Et ils te montent au hasard leurs éructations en poèmes. Mais tu les entends éructer sans bien t'émouvoir.