Car une maison, ne suffit point, pour en être heureux, qu'elle soit luxueuse ou commode ou ornementale et que tu t'y puisses étaler, la croyant tienne. D'abord parce qu'il n'est rien qui soit tien puisque tu mourras et qu'il importe non qu'elle soit de toi — car c'est elle qui s'en trouve embellie ou diminuée — mais que tu sois d'elle car alors elle te mène quelque part, comme il en est de la maison qui abritera ta dynastie. Tu ne te réjouis point des objets mais des routes qu'ils t'ouvrent. Ensuite parce qu'il serait trop aisé que tel vagabond égoïste et morne se puisse offrir une vie d'opulence et de faste rien qu'en cultivant l'illusion d'être prince en marchant de long en large devant le palais du roi: «Voici mon palais», dirait-il. Et en effet, au seigneur véritable non plus, le palais, dans son opulence, ne lui sert de rien dans l'instant. Il n'occupe qu'une salle à la fois. Il lui arrive de fermer les yeux ou de lire ou de conserver et ainsi, de cette salle même, de ne rien voir. De même qu'il se peut que, se promenant dans le jardin, il tourne le dos à l'architecture. Et cependant il est le maître du palais, et orgueilleux et peut-être ennobli de cœur, et contenant en soi jusqu'au silence de la salle oubliée du Conseil, et jusqu'aux mansardes et jusqu'aux caves. Donc il pourrait être du jeu du mendiant, puisque rien, hors l'idée, ne le distingue du seigneur, de s'en imaginer le maître et de se pavaner lentement de long en large comme revêtu d'une âme à traîne. Et cependant peu efficace sera le jeu, et les sentiments inventés participeront de la pourriture du rêve. A peine jouera sur lui le faible mimétisme qui te fait rentrer les épaules si je décris un carnage, ou te réjouir du vague bonheur que te raconte telle chanson.
Ce qui est de ton corps tu te l'attribues et le changes en toi. Mais c'est faussement que tu prétends agir de même en ce qui concerne l'esprit et le cœur. Car peu riches en vérités sont tes joies tirées de tes digestions.
Mais, bien plus, tu ne digères ni le palais, ni l'aiguière d'argent, ni l'amitié de ton ami. Le palais restera palais et l'aiguière restera aiguière. Et les amis continueront leur vie.
Or, moi, je suis l'opérateur qui, d'un mendiant en apparence semblable au roi, puisqu'il contemple le palais, ou mieux que le palais, la mer, ou mieux que la mer, la Voie Lactée, mais ne sait rien extraire pour soi de ce morne coup d'œil sur l'étendue, tire un roi véritable malgré que rien, dans les apparences, ne soit changé. Et, en effet, il n'y aurait rien à changer dans les apparences, puisque sont les mêmes seigneur et mendiant, sont les mêmes celui-là qui aime et celui-là qui pleure l'amour perdu, s'ils sont assis au seuil de leur demeure, dans la paix du soir. Mais l'un des deux, et peut-être le mieux portant, et le plus riche, et le plus orné d'esprit et de cœur, s'ira, ce soir, si nul ne le retient, plonger dans la mer. Donc pour, de toi qui es l'un, tirer l'autre, point n'est besoin de rien te procurer qui soit visible et matériel, ou te modifier en quoi que ce soit. Suffit que je t'enseigne le langage qui te permette de lire en ce qui est autour de toi et en toi tel visage neuf et brûlant pour le cœur, comme il en est, si te voilà morne, de quelques pièces de bois grossier, disposées au hasard sur une planche, mais qui, si je t'ai élevé à la science du jeu d'échecs, te verseront le rayonnement de leur problème.
C'est pourquoi je les considère dans le silence de mon amour sans leur reprocher leur ennui qui n'est point d'eux-mêmes, mais de leur langage, sachant que, du roi victorieux qui respire le vent du désert et du mendiant qui s'abreuve à la même rivière ailée, il n'est rien qu'un langage qui les distingue, mais qu'injuste je serais si je reprochais au mendiant, sans l'avoir d'abord tiré hors de soi, de ne point éprouver les sentiments d'un roi victorieux dans sa victoire.
Je donne les clefs de l'étendue.
CLXXXV
Et l'un et l'autre, je les voyais parmi les provisions du monde et le miel accompli. Mais semblables à celui-là qui va parmi la ville morte — morte pour lui — mais miraculeuse derrière les murs — ou celui-là encore qui écoute réciter le poème dans un langage qui ne lui fut point enseigné — ou coudoie la femme pour qui tel autre accepterait volontiers de mourir, mais que lui-même oublie d'aimer…