Ceux-là n'ont point le sens du temps. Ils veulent cueillir des fleurs, lesquelles ne sont point devenues: et il n'est point de fleurs. Ou bien ils en trouvent une éclose ailleurs, laquelle n'est point pour eux aboutissement du cérémonial du rosier, mais ni plus ni moins qu'objet de bazar. Et quel plaisir leur procurerait-elle?
Moi, je m'achemine vers le jardin. Il laisse dans le vent le sillage d'un navire chargé de citrons doux, ou d'une caravane pour les mandarines, ou encore de l'île à gagner qui embaume la mer.
J'ai reçu non une provision mais une promesse. Il en est du jardin comme de la colonie à conquérir ou de l'épouse non encore possédée mais qui ploie dans les bras. Le jardin s'offre à moi. Il est, derrière le petit mur, une patrie de mandariniers et de citronniers où sera reçue ma promenade. Cependant nul n'habite en permanence ni l'odeur des citronniers, ni celle des mandariniers, ni le sourire. Pour moi qui sais, tout conserve une signification. J'attends l'heure du jardin ou de l'épouse.
Ceux-là ne savent point attendre et ne comprendront aucun poème, car leur est ennemi le temps qui répare le désir, habille la fleur ou mûrit le fruit. Ils cherchent à tirer leur plaisir des objets, quand il ne se tire que de la route qui se lit au travers. Moi je vais, je vais, et je vais. Et quand me voici dans le jardin qui m'est une patrie d'odeurs, je m'assieds sur le banc. Je regarde. Il est des feuilles qui s'envolent et des fleurs qui se fanent. Je sens tout qui meurt et se recompose. Je n'en éprouve point de deuil. Je suis vigilance, comme en haute mer. Non patience, car il ne s'agit point d'un but, le plaisir étant de la marche. Nous allons, mon jardin et moi, des fleurs vers les fruits. Mais à travers les fruits vers les graines. Et à travers les graines vers les fleurs de l'année prochaine. Je ne me trompe point sur les objets. Ils ne sont jamais qu'objets d'un culte. Je touche aux instruments du cérémonial et leur trouve couleur de prière. Mais ceux-là qui ignorent le temps butent contre. L'enfant lui-même leur devient un objet qu'ils ne saisissent point dans sa perfection (car il est chemin pour un Dieu que l'on ne saurait retenir). Ils le voudraient fixer dans sa grâce enfantine comme s'il était des provisions. Mais moi, si je croise un enfant, je le vois qui tente un sourire et qui rougit et cherche à fuir. Je connais ce qui le déchire. Et je pose la main sur son front, comme pour calmer la mer.
Ceux-là te disent: «Je suis celui-ci. Tel ou tel. Je possède ceci ou cela.» Ils ne te disent point: «Je suis scieur de planches, je suis passage de l'arbre en voie de devenir marié pour la mer. Je suis en marche d'une fête vers l'autre. Père devenu et à devenir, car est féconde mon épouse. Je suis jardinier pour printemps car il use de moi, de ma bêche et de mon râteau. Je suis celui qui vais vers.» Car ceux-là ne vont nulle part. Et la mort ne leur sera point port pour navire.
Ceux-là dans la famine te diront: «Je ne mange point. Mon ventre se fatigue. Et d'entendre mes voisins eux-mêmes parler des fatigues de leur ventre, j'en ai l'âme aussi qui se fatigue.» Car ils ne connaissent point, de la souffrance, qu'elle est marche vers une guérison, ou arrachement d'avec les morts, ou signe d'une mue nécessaire, ou appel pathétique vers la solution d'un litige. Il n'est pour eux ni mue, ni solution, ni guérison promise, ni deuil. Mais le seul inconfort de l'instant qui est de souffrance. De même que, quand il est de joie, la maigre joie que tu puisses tirer de l'instant, comme de satisfaire tes appétits ou ton désir, est la seule que tu saches goûter, et non celle qui vaut pour l'homme, laquelle te vient de te reconnaître tout à coup comme chemin, véhicule et charroi pour le conducteur des conducteurs.
La signification de la caravane ne se lit point dans les pas monotones qui, l'un après l'autre, se ressemblent. Mais si tu tires sur la corde pour serrer tel nœud qui se dénoue, si tu exhortes les traînards, si tu prépares le campement nocturne, si tu verses à boire à tes bêtes, te voilà entré déjà dans les rites du cérémonial de l'amour, ni plus ni moins que, plus loin, de pénétrer sous la palmeraie, quand la couronne de l'oasis t'aura clos ton voyage, ni plus ni moins que de déambuler déjà dans la ville dont d'abord ne t'apparaî-tront que les murs bas des quartiers pauvres, cependant rayonnants déjà de ce qu'ils sont de la ville où règne ton dieu.