On peut imaginer l’'etat dans lequel nous 'etions, en apprenant qu’on tuait les gardes du corps; plusieurs exempts, qui demeuraient pr`es de notre appartement, vinrent s’y cacher; nous donn^ames des habits `a des gardes qui 'etaient r'efugi'es chez nous, nos domestiques en sauv`erent beaucoup. Nous 'etions dans la plus horrible inqui'etude, on pensait voir massacrer toutes les personnes du ch^ateau; le peuple et la garde nationale de Paris 'etaient dans les cours; on apprit qu’on avait gagn'e le r'egiment de Flandre dans la nuit, on avait emport'e ses drapeaux. Les soldats les voyant sur la place d’Armes, pass`erent pardessus la grille; alors on s’empara de chaque soldat, on lui prodigua le vin et l’argent; ces hommes, indign'es de rester sans cartouches, d’avoir eu leurs canons enlev'es, d’avoir 'et'e enferm'es toute la nuit sous clef, furent bient^ot gagn'es et se m^el`erent au peuple; ils ne particip`erent point cependant aux assassinats.
Profitant de ce que la foule se portait dans les cours et de ce qu’il n’y avait ^ame qui vive dans la rue des R'eservoirs, nous sortons du ch^ateau; maman et moi tremblions comme la feuille; nous nous r'efugions dans un petit logement que M. le comte de Crenay avait dans la ville, extr^emement pr`es du ch^ateau; nous y restons avec plusieurs personnes venues pour y chercher asile, entre autres des officiers des gardes du corps.
Tout d’un coup nous entendons une fusillade et une canonnade g'en'erales et sans ordre, qui partent des cours et durent plus d’une demi-heure; nous croyions qu’on massacrait tout au ch^ateau, et nous 'etions dans le plus cruel 'etat, quand on vint nous dire que c’'etait une r'ejouissance, parce que le Roi avait paru sur le grand balcon avec la cocarde et avait consenti `a aller demeurer `a Paris. Il lui fallait bien ob'eir: quel consentement ! quelle r'ejouissance! Nous retournons au ch^ateau et de l`a chez Mesdames. Je leur fais moi-m^eme des cocardes de rubans, nous en prenons toutes; il y avait dans les antichambres plusieurs de leurs gens, qui 'etaient de la garde nationale de Versailles et avaient endoss'e l’uniforme.
Nous montons en voiture avec Mesdames, Mme de Narbonne, Mme de Chastellux, maman et moi; nous suivions celle du Roi, mais nous en 'etions `a une grande distance; une foule immense et le grand nombre des voitures nous s'eparaient, quoique Mesdames fussent parties en m^eme temps.
Je n’oublierai pas que la Reine, en montant en carrosse et entour'ee d’une troupe immense de ses assassins, reconnut dans la foule le baron de Ros, officier des gardes du corps, d'eguis'e; elle eut le courage de lui dire tout haut: « Vous irez savoir de ma part des nouvelles de M. de Savonni`eres, et lui direz toute la part que je prends `a son 'etat. » M. de Ros nous le r'ep'eta, l’instant d’apr`es. C’est ainsi que je n’'ecris que ce que j’ai vu ou ai su de la bouche des t'emoins oculaires, sans parler des faits que d’autres mieux instruits que moi feront passer `a la post'erit'e.
Plus de deux mille voitures suivaient le Roi; on pr'etendait qu’apr`es son d'epart on pillerait le ch^ateau; aussi le d'emeublait-on avec une telle pr'ecipitation, qu’on jetait jusqu’aux glaces par les fen^etres.
Jamais on n’a vu une confusion pareille `a celle de la route de Paris `a Versailles. Tout le monde 'etait p^ele-m^ele; on voyait des 'energum`enes, hommes et femmes, qui avaient l’air de furieux; on entendait les cris r'ep'et'es de Vive la Nation ! et `a chaque instant des coups de fusil partaient au repos, ou peut-^etre expr`es. Nous avions cent hommes de la garde nationale de Paris qui nous entouraient, destin'es sp'ecialement pour la voiture de Mesdames; tout le long de la route, elles leur parlaient avec la plus grande bont'e, et m^eme trop grande, en partie par peur, en partie par habitude d’^etre extr^emement affables; Madame Ad'ela"ide surtout, par le besoin qu’elle avait d’^etre toujours en agitation et en mouvement. Nous f^umes cinq heures en route jusqu’`a S`evres; il avait 'et'e accord'e `a Mesdames d’aller `a Bellevue, les cent hommes les y accompagn`erent, et y rest`erent pour les garder. Maman, en arrivant, eut une affreuse attaque de nerfs. »
Journ'ees
Ch^ateau