Au mois d’octobre 2012, j’ai eu la possibilitй de travailler dans les archives personnelles d’Albert Manfred (1906–1976), l’un des plus éminents historiens soviétiques. Leur richesse m’a tout simplement stupéfait;parmi ses innombrables correspondants figuraient non seulement des historiens soviétiques et étrangers mais également d’éminents écrivains soviétiques et des hommes politiques français, comme Maurice Thorez, Georges Cogniot, Jacques Duclos[870]
. De toutes ces relations, celles entretenues avec les Français ont peut-Ktre été les plus constantes. Le fonds d’archives contient de la correspondance entre Albert Manfred et Fernand Braudel, Albert Soboul, Claude Willard, Jean-Baptiste Duroselle, Jean Bruhat et beaucoup d’autres. Pour l’historien de la Révolution, les lettres de Jacques Godechot (1907–1989) se distinguent par leur grand intérêt.J’avais commencé à lire les études d’Albert Manfred sur la Révolution française et le Premier empire lors de mes études en deuxième année de l’Université d’/tat d’Erevan. J’avoue que c’est son nuvre qui m’a fait découvrir la Révolution française, et m’a incité, aprns mes études universitaires, à consacrer mes recherches aux problèmes de l’époque révolutionnaire. À vrai dire, étant encore étudiant, je n’avais qu’un seul rêve, celui de continuer mes recherches dans ce domaine sous sa direction. C’est pourquoi, la quatrième année à peine terminée (" cette époque, la formation se déroulait durant cinq ans), je suis parti pour Moscou dans le but de le rencontrer. Par un curieux hasard, j’ai eu avec lui une seule rencontre, le 14 juillet 1976, à l’Institut d’histoire universelle de l’Académie des sciences de l’URSS, ou,il travaillait; c’était cinq mois avant son décès. Dès qu’il a compris pourquoi j’étais arrivé d’Erevan à Moscou, il s’est tourné vers moi et a commencé à parler en français. Après m’avoir posé nombre de questions, il a consenti à devenir mon futur ma’tre. Cependant, le 16 décembre, quatre jours avant sa participation aux élections de l’Académie soviétique, dont les membres rejetaient toujours sa candidature, il est décédé dans l’un des hôpitaux de Moscou. Ce fut juste après son décès que les revues et journaux soviétiques l’ont qualifié de «plus grand historien» et de «plus grand savant» soviétique. C’était la réalité soviétique. J’ai continué mes études à l’Institut d’histoire universelle, à partir de 1978, sous le patronage de Victor Daline, son meilleur ami.
À la différence d’Albert Manfred je n’ai jamais eu le plaisir de rencontrer Jacques Godechot car, en ex-URSS, les jeunes chercheurs n’avaient pas le droit de partir en mission scientifique pour les pays «capitalistes». Albert Soboul, dont j’avais eu la chance de faire la connaissance au mois de juin 1978, lors de son séjour à Moscou pour prendre part aux travaux du VIIIe
Colloque des historiens de l’URSS et de la France, a bien tenté de m’inviter à la Sorbonne, mais en vain. Juste après son arrivée, j’ai pu discuter avec lui à l’hôtel de l’Académie soviétique, ouge lui ai précisé que je m’occupais de l’histoire politique du premier Directoire. Après quelques échanges, il a conclu: «Le Directoire est un bon sujet, mais il faut que vous travailliez à Paris. Je vous enverrai un visa personnel, mais vous devez travailler avec Suratteau, et non pas avec moi».Je n’ai pu davantage rencontrer Jacques Godechot, maïs j’ai pu entretenir une correspondance suivie avec lui à partir de 1982. Dès le début de ma carrière scientifique, à partir de janvier 1978, j’étais diij" initié à son nuvre majeure. Sur les conseils de Victor Daline, j’avais commencé à étudier l’histoire du Directoire par les livres d’Albert Mathiez et de Georges Lefebvre et, quand j’ai ouvert dans l’une des bibliothèques moscovites
Ses livres, ses articles historiographiques dans la