Miroir. Avec mon nouveau nez, je me trouve encore plus belle. Je suis inscrite dans une école pour enfants stars qui professe la méthode d'éducation du Dr Hat-kins. On nous laisse faire ce qu'on veut comme on veut quand on veut pour laisser s'exprimer librement nos pulsions. Je me contente le plus souvent de dessiner un petit bonhomme prisonnier.
– C'est qui? demande la pédagogue. Ton papa? Ta maman?
– Non. C'est l'Autre.
– Quel autre? Le prince charmant?
Je précise:
– Non, c'est l'Autre, celui dont je rêve parfois.
– Eh bien, cet Autre a sa dénomination propre, c'est le prince charmant, m'informe la pédagogue. Je l'ai cherché, moi aussi, et puis je l'ai trouvé en rencontrant mon mari.
Rien ne m'agace autant que ces adultes qui n'écoutent pas les enfants et se figurent tout savoir. Je hurle:
– Non, l'Autre n'a rien à voir avec le prince charmant! C'est le prisonnier. Il est coincé et il veut sortir. Je suis la seule à pouvoir l'aider, mais pour ça il faut que je me souvienne.
– Que tu te souviennes de quoi?
Je n'ai pas de temps à perdre. Je tourne les talons.
La semaine dernière un magazine m'a convoquée pour une séance de photos. C'est grâce à maman qui me fait de la publicité partout où elle va pour son travail. J'ai posé pendant deux ou trois heures assise sur un tabouret avec un bouquet de fleurs. Je crois que c'était pour un calendrier. Maman est restée dans les coulisses à jouer à ce jeu où il faut annoncer des nombres de plus en plus élevés et terminer par le mot dollar.
Maman m'a déclaré que je devenais quelqu'un de très important. Elle m'a dit que j'étais la nouvelle Shirley Temple. J'ignore qui est cette fille, sans doute l'une de ces innombrables actrices vieillardes qui servent de références à ma mère. De toute façon, moi, à part Liz Taylor, je les trouve toutes moches.
58. JACQUES. 7 ANS
Depuis quelques semaines, l'école compte une nouvelle élève. Quand arrivent des nouveaux, j'ai toujours envie de les aider à s'intégrer.
Cette nouvelle-là est un peu spéciale. Elle est plus âgée que nous. Elle a huit ans. Sans doute a-t-elle été obligée de redoubler une classe quoiqu'elle n'ait pas l'air cancre. Elle vit dans un cirque. À force de changer tout le temps d'endroit, ce n'est pas toujours facile de suivre les programmes.
La fille s'appelle Martine. Elle me remercie de mon accueil, accepte mes conseils et me demande si je sais jouer aux échecs. Je dis non et elle sort de son cartable un petit jeu en plastique pour m'apprendre. Ce qui me plaît dans les échecs, c'est que l'échiquier est comme un petit théâtre où des marionnettes dansent et se débattent. Elle m'enseigne qu'il y a tout un mini-code de vie à respecter pour chaque figurine. Certains avancent à petits pas: ce sont les pions. D'autres glissent loin, comme les fous. D'autres encore peuvent sauter par-dessus les autres pièces, ce sont les cavaliers.
Martine est une surdouée des échecs. À son âge, elle affronte déjà en tournoi plusieurs adultes simultanément.
– C'est pas difficile. Les adultes ne s'attendent pas à ce qu'une fillette les agresse, alors je fonce. Ensuite, ils jouent en défense. Quand ils sont en défense, ils deviennent prévisibles et ils ont un coup de retard.
Martine affirme que, pour gagner, il faut respecter trois grands principes. En début de partie, sortir au plus vite ses pièces de derrière la ligne de défense afin qu'elles puissent entrer en action. Ensuite, occuper le centre. Enfin, fortifier ses points forts plutôt que de chercher à conforter ses points faibles.
Les échecs deviennent une passion. Avec Martine, nous nous lançons dans des parties chronométrées où il faut réfléchir non pas sur un seul coup mais sur les six à venir qui s'enchaîneront en toute logique.
Martine dit que je suis bon à l'attaque mais pas terrible en défense, alors je lui demande de m'apprendre à mieux me défendre.
– Non, rappelle-toi. Il vaut mieux fortifier ses points forts que combler ses points faibles. Je vais t'en-seigner à être encore plus efficace en attaque, car ainsi tu n'auras plus besoin d'apprendre à te défendre.
Et c'est ce qu'elle fait. Je réfléchis de plus en plus vite. Quand je joue, j’ai l'impression que l'espace et le temps se résument à cet échiquier où se noue un drame. À chaque coup, j'ai l'impression que dans ma tête une souris se hâte dans un labyrinthe en explorant tous les chemins possibles pour sélectionner au plus vite le meilleur.
Martine apporte une anecdote tirée d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe intitulée