«Une bonne prise! Voilà ce qui compte. Une bonne prise et ne jamais oublier le talc sur les mains. Moi, je suis acrobate de cirque. Trapéziste sans filet. Avec une bonne prise, je sais que je ne risque rien. D'ailleurs, la mort je n 'y pense jamais et je ne m'en porte que mieux. Je sais que lorsqu 'on commence à regarder en bas, on risque la chute. Donc, la mort connais pas. Et, entre nous, je préférerais parler d'autre chose. Vous avez déjà assisté à mon numéro?»
Source: individu interrogé dans la rue au hasard d'un microtrottoir.
3. JUGEMENT EN APPEL
… un bras. Un bras attrape mon âme et m'immobilise net.
Un bonhomme transparent interrompt mon élan et me déclare, furibond, qu'il est inadmissible que mon procès ait eu lieu en son absence.
– Ce n'est pas la procédure correcte, tout est à recommencer.
Pour Amandine et Rose tout aurait dû aussi se passer autrement mais, malheureusement pour elles, c'est trop tard. Elles sont déjà trop loin dans le couloir. Moi, en revanche, je suis encore passible d'une révision.
Mon interlocuteur est un petit barbu au regard fiévreux mal dissimulé par des besicles. Il me tire, me pousse, insiste. Il dit qu'il est mon «ange gardien».
Ainsi donc j'avais un ange gardien? Quelqu'un qui surveillait ce que je faisais? M'aidait peut-être… Cette information me rassure et m'étonne en même temps. Je n'étais donc pas seul. Toute ma vie quelqu'un m'a accompagné. Je le regarde plus attentivement.
Cette silhouette frêle, cette barbiche, ces lunettes du dix-neuvième siècle… Il me semble l'avoir déjà vu quelque part.
Le bonhomme se présente: Emile Zola.
– Monsieur Emile Zola, l'auteur de
– Votre serviteur, monsieur. Mais l'heure n'est pas aux ronds de jambe. Le temps presse. Dépêchons-nous.
Il m'affirme suivre ma vie depuis son début et m'assure que je ne dois pas me laisser faire maintenant.
– L'intrigue… euh, le karma était bon. La chute est ratée. Par-dessus le marché, la bonne procédure du jugement des âmes n'a pas été respectée. Ce procès est inique. Injuste. Anti-social.
Emile Zola m'explique qu'aux termes des lois en vigueur au Paradis, mon ange gardien aurait dû être présent à mes côtés lors de la pesée de mon âme afin de pouvoir, le cas échéant, me servir d'avocat.
Il me tire hors du tunnel et me pousse vers le plateau où trônent toujours les trois archanges. Devant le tribunal, il bouscule tout le monde, exige qu'on recommence tout. Il menace d'ébruiter l'affaire. Promet que son intervention fera jurisprudence. Il en appelle à toutes les règles de vie du Paradis. Il tempête:
– J'accuse les archanges d'avoir falsifié la pesée de l'âme de mon client. J'accuse les archanges d'avoir bâclé un procès qui les embarrassait. J'accuse enfin cette cour céleste de n'avoir eu pour seul objectif que d'expédier au plus vite une âme dont le seul péché est d'avoir eu de la curiosité!
Visiblement, les trois archanges ne s'attendaient pas à ce coup de théâtre. Ça ne doit pas être tous les jours que quelqu'un se permet de contester une de leurs sentences.
– Monsieur Zola, je vous en prie. Veuillez accepter le verdict du tribunal céleste.
– Il n'en est pas question, monsieur l'archange Gabriel. Je dis et je répète qu'à force de ne considérer que les seuls agissements des thanatonautes, les magistrats ont omis de se pencher comme ils le devaient sur la vie de mon client et sur ses actes au quotidien. Or, c'est par là qu'il convenait et convient de commencer. J'insiste, Michael Pinson a connu une vie exemplaire. Bon mari, bon père de famille, bon citoyen, ami remarquable, ses proches savaient pouvoir compter sur lui. Toute son existence, il l'a menée avec justesse et droiture. Il a multiplié les gestes de générosité pure et, en récompense, voilà qu'on le condamne à redescendre souffrir sur Terre. Je ne permettrai pas qu'on brûle son âme avec une telle désinvolture.
Après un moment de silence, Raphaël intervient:
– Euh… Qu'en pensez-vous, monsieur Pinson? Après tout, vous êtes le principal intéressé, il me semble. Alors, désirez-vous repasser devant notre tribunal?
Maintenant que tous ceux que j'aime, Rose, Aman-dine, Raoul, Freddy, ne sont plus à mes côtés, je me sens démotivé. Je dois reconnaître cependant que l'ardeur d'Emile Zola est plus que communicative et je me dis que si Dreyfus ne l'avait pas eu pour défenseur, sans doute son cas n'aurait-il jamais été révisé.
– Je veux être… rejugé.
Emile Zola rayonne.
Mine bougonne des juges.
– Bon, ça va, ça va, on va procéder à un nouveau pesage d'âme, concède l'archange Michel.
«Depuis la mort de ma mère, j'ai l'impression que ma vie n'a plus de sens. Je suis là, d'accord, mais je ne vis que dans son souvenir. Elle était tout pour moi. A présent je suis perdu.»
Source: individu interrogé dans la rue au hasard d'un microtrottoir.