C’est inouï, ce qu’il en a défilé, des animaux!… Je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant d’êtres vivants… Je n’ai pas été embarrassé pour leur faire ma distribution de noms; car la langue que je parle sans difficulté, et sans être jamais allé à l’école, est une langue d’une richesse extraordinaire, d’une abondance de termes dont il est impossible de se faire une idée… Ainsi, sans avoir besoin de chercher, je connaissais instantanément tout ce qui est propre à chaque animal, rien qu’en le regardant, et par un seul mot j’exprimais toutes les propriétés de chaque espèce, de sorte que chaque nom donné par moi est en même temps une définition complète et parfaite… Prenons, par exemple, l’animal qu’on appellera plus tard equus en latin, cheval en français, horse en anglais, etc. Eh bien, je lui ai colloqué un nom qui exprime ce quadrupède avec ses crins, sa queue, son encolure, sa vitesse, sa force… Et l’oiseau que, dans les siècles futurs, on appellera bulbo en latin, hibou en français, owl en anglais, etc., tous ces noms à venir ne vaudront pas celui que j’ai imaginé et qui caractérise le nocturne rapace, avec ses deux aigrettes mobiles sur le front, son bec court et crochu, sa grosse tête aux grands yeux ronds entourés d’un cercle complet de plumes roides, ses pattes toutes garnies de plumes jusqu’aux ongles, ainsi que ses mœurs farouches et sauvages, son cri monotone et lugubre, son horreur de la lumière… Et ainsi de suite, pour tous les animaux vivants… Ah! elle est sans pareille, la langue que je parle, et comme il est triste de penser qu’un jour elle sera entièrement et à jamais perdue!… Cette pensée est mon seul chagrin… Repoussons-la bien vite, et n’ayons nul souci.