Читаем La forêt des ombres полностью

— Tu devines aisément la suite. Scolarité morcelée, presque inexistante, famille détruite, une seule chose que je sache vraiment faire, ce que ce salaud m’a appris : exploiter ce corps et ramener de l’argent à la maison. J’ai eu de la chance de ne pas dévier et de finir dans des cercles privilégiés, des harems pour riches... Je n’ai jamais connu la rue, juste le cuir des fauteuils et les volutes des cigares. Mais au fond, c’est la même chose, la même crasse humaine. Que tu me croies ou non, je n’attends qu’une chose. Quitter ce milieu pourri. C’est terrible à dire, mais mon client, Arthur, va m’y aider. En fait, je suppose que vous êtes ici pour la même raison que moi. L’argent...

— C’est un peu plus compliqué... Quand est-ce que tu es devenue asthmatique ?

Adeline écarquilla les yeux. Elle fit un signe de la tête et murmura entre ses dents :

— Derrière toi...

À l’entrée de la cuisine, la femme aux courts cheveux noirs, debout, pieds nus, enroulée dans une couverture grise. Le visage étrangement calme, ni triste, ni gai, ni intrigué. Des traits d’anesthésiée. Arthur arriva derrière elle, l’air serein.

— Elle s’appelle Emma, glissa-t-il dans un sourire. Elle... Comment dire... Elle aimerait s’habiller, mais ses vêtements...

Cathy réagit avec un temps de retard.

— Oh, vous m’avez fait peur, s’exclama-t-elle en se levant. Euh... Adeline est bien trop grande. Elle fait plutôt ma taille, au premier coup d’œil. J’ai ce qu’il faut, j’y vais... Même si mes habits ne sont pas faits pour habiller des allumettes. Vous pouvez le lui expliquer, Arthur ? Enfin, différemment...

— Merci, sourit timidement Emma. Ce sera parfait, je pense...

Face à la surprise et à la gêne de son interlocutrice, elle ajouta :

— Mon père est français, ma mère allemande. J’habite en France depuis cinq ans. Strasbourg...

Elle parlait un très bon français, malgré son accent. Adeline se présenta comme la compagne d’Arthur, puis, sans détour, posa la question qui leur brûlait les lèvres à tous.

— Excusez-moi d’être aussi abrupte mais... vous pourriez nous raconter ce qui vous est arrivé ?... Vous avez murmuré durant votre sommeil... Vous répétiez toujours le même mot... La Chose...

Sous la couverture, les doigts d’Emma se crispèrent, pareils aux pattes d’une araignée brûlée. Elle mit un temps avant d’ouvrir de nouveau la bouche.

— Je... Je roulais sur la B500, il devait être sept heures du matin. Ma grand-mère va être enterrée dans...

Elle jeta un œil à l’horloge murale. Elle cherchait ses mots.

— ... deux heures, à Pforzheim. Dire que je suis passée par cette mauvaise route pour éviter le détour par Karlsruhe et gagner du temps ! En pleine Forêt-Noire, la neige m’a... capturée. J’ai... J’ai failli faire chemin arrière. À ce moment, le sol glissait beaucoup, mais j’ai supposé que ce devait être... comme souvent dans la région... Alors j’ai continué, roulant très doucement. Puis, d’un coup, juste après un virage, j’ai aperçu une... une... masse, dans mes phares. J’ai... freiné fort. Comment vous dites ? Piger ?

— Piler, corrigea Cathy, le front soucieux.

— Piler, oui. Ma... ma voiture a glissé, puis quitté la route puis dégringolé sur le côté bas, avant de foncer dans un arbre. Je... Je ne savais pas quoi faire. Impossible de téléphoner, pas de ligne. Alors j’ai... j’ai pris la lampe, dans la boîte de gants, puis je suis retournée au bord de la voie... La masse... C’était... un animal, une espèce de gros chat méchant... Un... un puma, je crois.

— Un lynx, plutôt, intervint Adeline.

Emma porta ses doigts sur ses lèvres.

— Vous n’auriez pas une cigarette ?

— Désolée, mais personne ne fume ici. Peut-être que David, le mari de Cathy, pensera à vous rapporter les vôtres.

— Ne me dites pas que quelqu’un est parti là-bas !

Cathy explosa. La panique.

— Pourquoi ?... Pourquoi ?

Emma sombra dans une longue absence. Ses yeux trahissaient ce que son visage cherchait à dissimuler.

— Mademoiselle ! Emma ! Pourquoi dites-vous ça !

La jeune femme reprit doucement :

— Ce... Ce lynx, il avait été... zerrissen... lacéré, oui, c’est le mot, lacéré de part en part... puis... tiré là, en plein milieu de la route. Je l’ai vu à cause... des traînées, dans la neige... De longues traînées de sang qui venaient du bois... Je... Quand je me suis retournée, il...

Des larmes perlaient sous ses paupières. Ils étaient tous les trois pendus à ses lèvres.

— ... il y avait une énorme silhouette, devant moi ! Et ces griffes ! Ces griffes gigantesques qui se sont abattues ici, sur ma poitrine !

Elle mima le geste. Un ample mouvement du bras, pareil à l’arc d’une faucille. Emma reprit sa respiration, avant de poursuivre :

— Je... Je me souviens avoir hurlé, puis... puis j’ai couru ! Et j’ai entendu ! J’ai entendu ses pas dans la neige ! Ça me suivait !

— « Ça ! Ça ! » Pourquoi vous dites toujours « ça » ? hurla Cathy. C’est quoi, « ça » ?

Emma, apeurée, ne trouvait plus ses mots. Cathy se rua vers la fenêtre, lâchant dans son sillage le prénom de son mari.

— David ! David ! David !

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