Dans la même rue, se dressent aussi, derrière de petits jardins, la maison de Roehm, le siège de l’Association des Casques d’acier, le consulat de France et l’ambassade d’Italie. Le consul de France s’interroge sur les mesures qu’il constate, il essaye d’avoir des renseignements, téléphone à l’ambassade, mais André François-Poncet est en vacances à Paris depuis le 15 juin. Des télégrammes urgents partent vers la France. Dans l’immeuble voisin, on est aussi préoccupé, car les diplomates fascistes peuvent apercevoir depuis les fenêtres de l’ambassade d’Italie, sur les trottoirs de la petite rue, devant la maison de Roehm, des mitrailleuses en batterie. Madame Cerruti, la femme de l’ambassadeur, ne cesse de poser des questions : elle donne une réception au début de l’après-midi. Comment ses invités pourront-ils franchir les barrages ? Elle questionne le ministère des Affaires étrangères du Reich, mais ni le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Monsieur de Bulow, ni le chef du Protocole, Monsieur de Bassewitz, ne peuvent fournir d’indications. Ils ne savent rien. Et maintenant ce sont les journalistes étrangers qui interrogent : certains affirment qu’on a vu des policiers fouiller la maison de Roehm, que Papen lui-même serait arrêté, que de hauts fonctionnaires auraient été abattus dans leurs ministères. Les journalistes se tournent vers Aschmann, le chef du service de presse du ministère, mais lui non plus ne sait rien. Devant ce flot de nouvelles et de questions, les diplomates de la Wilhelmstrasse sont bien contraints d’admettre qu’il se passe quelque chose de grave, que vient une tourmente sanglante dont on ne peut encore prévoir les limites et les objectifs, mais dont on sent qu’elle est brutale, impitoyable, qu’aucune loi ne peut la freiner, que seule la volonté de ses instigateurs la limitera et qu’elle peut s’abattre sur tous ceux que leur bon plaisir désignera, frappant sans distinction de clan les opposants et qu’elle balaie déjà les S.A. et les conservateurs.
« OUI, C’EST MOI SCHLEICHER »
Il devait être 11 h 30.
Le général Kurt von Schleicher est à son bureau au rez-de-chaussée. De sa place, il aperçoit non seulement la perspective de la Griebnitzseestrasse, mais aussi, le vaste plan d’eau du Griebnitzsee qui fait le charme du quartier de Neu-Babelsberg. Sur le lac, les embarcations sont nombreuses ce samedi matin. Les voiles blanches et orange font des taches de couleur, points vifs sur le vert des prés et des jardins. Car ici à Neu-Babelsberg ce ne sont encore qu’espaces verts devant les villas cossues appartenant à des directeurs d’entreprises, de hauts fonctionnaires, demeures d’hommes arrivés à la fortune et au pouvoir. Et Kurt Schleicher est bien cela, lui qui, ancien chancelier, a été l’éminence grise de la Reichswehr, le familier du Reichspräsident Hindenburg avec qui il a servi dans le même régiment. Écarté après l’arrivée de Hitler au pouvoir, il est un peu en marge, mais avec sa jeune femme, depuis son retour de vacances il y a quelques jours, il a donné déjà des soirées mondaines, « seulement mondaines », précise-t-il à ceux qui s’inquiètent de le voir à nouveau se plonger, alors qu’il est à découvert dans le monde de la politique. Mais Kurt von Schleicher est un joueur et puis quand on a goûté au pouvoir comment oublier la griserie que donnent la puissance, le respect les intrigues ? Et Schleicher est flatté quand on murmure qu’il est en « réserve de la nation ». Pourtant les avertissements, les conseils de prudence n’ont pas manqué. Hier soir encore, 29 juin, un camarade de promotion a téléphoné. À la Bendlerstrasse, a-t-il dit, on parle beaucoup d’intrigues qu’aurait nouées Schleicher avec Roehm. C’est très dangereux, en ce moment a précisé l’officier.
À sa femme préoccupée, Schleicher a répondu qu’il ne voyait plus Roehm depuis des mois, que ces ragots n’avaient aucune importance.
Maria Güntel, la gouvernante, s’est souvenue parfaitement de l’insouciance du général ; elle avait ouvert la lourde porte coulissante à deux battants, qui permettait de passer de la salle à manger au bureau-bibliothèque du général. Schleicher et sa femme s’étaient assis sur le divan de cuir et Maria Güntel avait servi les liqueurs écoutant Kurt von Schleicher plaisanter à propos des bavardages et des peurs de ces officiers de la Bendlerstrasse, prudents et timides comme des jeunes filles.
C’était hier soir.
Ce matin, Schleicher est assis à son bureau regardant la Griebnitzseestrasse que le soleil prend de plein fouet, un soleil chaud d’été. À son dernier bulletin d’information, la radio a annoncé 30° sur Berlin et le speaker a lu aussi de longs extraits de l’article du général Blomberg affirmant la fidélité de la Reischswehr au Führer. Ils ont mécontenté Schleicher. Il n’aime pas Gummilöwe, ses manières douces de courtisan de Hitler. La façon dont il a peu à peu chassé de la Bendlerstrasse les amis de Schleicher.