Pendant que les S.S. traquent dans Munich leurs victimes, Hitler est toujours à la Maison Brune, Briennerstrasse. C’est là qu’il apprend la nouvelle de la mort de Schleicher. Il a alors un brusque mouvement de recul. L’un des S.S. de son escorte se souvient bien de cette réaction inquiète, marquée aussi sur le visage. Puis il a recommencé à parler. Cela fait déjà un long moment qu’il le fait, s’adressant aux S.A. rassemblés autour de lui et qui l’écoutent avec un regard de bêtes désemparés. Roehm, Heydebreck, Heines, Spreti, les chefs auxquels ils hurlaient leur foi, auxquels ils avaient prêté serment de fidélité, les voici, abattus, emprisonnés, insultés, traités de cochons d’homosexuels. Et ils doivent subir, lâchement. Car ces hommes aux poses viriles, qui gonflent leurs poitrines sous les chemises brunes, qui arborent brassards, décorations, armes, ont peur. Ils ont depuis trop longtemps combattu sans grand péril des adversaires traqués et sans défense, ils ont terrorisé des Allemands paisibles qui ne pouvaient réagir, pour avoir conservé le goût du combat. Ils ont peur. Ils baissent la tête. Et cet homme qui leur parle frileusement enveloppé dans son long imperméable mastic n’est-il pas précisément leur Führer ?
Alors ils approuvent et la Maison Brune retentit de cris enthousiastes « Sieg Heil », « Sieg Heil », « Heil Hitler ». Rudolf Hess s’avance vers eux, il a les gestes brusques, le visage sévère, de celui qui est la justice. « Vous êtes tous suspects, dit-il. Ceux qui sont innocents devront souffrir quelques jours par la faute des autres. Tant que l’enquête n’aura pas déterminé le rôle de chacun, vous êtes tous prisonniers. »
Un officier S.S. se tient derrière Rudolf Hess, il prend la parole à son tour. Chaque S.A. doit être fouillé, dit-il, puis si le Führer en prend la décision, ils seront autorisés à rentrer chez eux. Un à un les S.A., sans une protestation, se présentent devant les S.S. qui les fouillent minutieusement La défaite et l’humiliation des membres de la Sturmabteilung sont totales. Les S.S. sont méticuleux et le silence dans la longue file de S.A. qui s’est formée est complet. L’heure n’est plus – ou pas encore – aux chants de triomphe : il faut chercher simplement à sauver sa vie.
Le Führer s’est retiré dans l’une des salles de la Maison Brune. Les fenêtres sont largement ouvertes mais la Briennerstrasse est aujourd’hui une rue calme. Les soldats de la Reichswehr continuent d’assurer le service d’ordre qui isole l’immeuble du Parti. Hitler marche de long en large dans la pièce : la fatigue s’est encore accumulée sur lui, la mauvaise fatigue nerveuse de l’insomnie et de la tension. Lutze, Goebbels, le juge du Parti Buch, Martin Bormann, Sepp Dietrich, Rudolf Hess, Wagner, Max Amann, l’éditeur de Mein Kampf et directeur des éditions du Parti, sont là à le regarder, à l’écouter et leur présence pousse Hitler à l’intransigeance car ces hommes sont tous des adversaires de longue date des S.A. et de Roehm. Maintenant leur détermination, alors que le Führer a décidé de sévir est, leur semble-t-il, la garantie de leur sécurité et de leur puissance futures. Ils seront ceux qui ont aidé le Führer à écraser l’ennemi en ces heures tragiques.
Et Hitler continue de marcher dans la pièce, multipliant les insultes à rencontre de Roehm, des chefs S.A., déclarant qu’il ne saurait y avoir de clémence. Viktor Lutze, le moins engagé dans le complot, se tient un peu en retrait surpris par la violence même des scènes auxquelles il assiste. Il n’imaginait pas que la mort de Roehm et des siens serait la conclusion de cette journée. Or c’est de cela qu’il s’agit et uniquement de cela. Rudolf Hess et Max Amann réclament chacun l’honneur d’abattre Ernst Roehm de leurs propres mains. Le Führer fait un geste pour les faire taire puis il dicte à Lutze d’une voix saccadée, la nouvelle charte de la Sturmabteilung.
« Je veux, dit-il, que les officiers de la S.A. soient désormais des hommes et non plus des singes grotesques et repoussants. Je veux que le chef de la S.A. et le plus humble des simples membres de la Sturmabteilung m’obéissent aveuglément. Je n’admets pas que les chefs S.A. offrent de coûteux dîners ou acceptent des invitations. »
La voix monte d’un degré, les insultes se multiplient, « On a jeté du Champagne par les fenêtres pendant ces orgies » crie Hitler. Tous les ragots, toutes les informations transmises par les agents de Heydrich reparaissent brusquement à sa mémoire. « Ils gaspillaient l’argent du parti », s’écrie-t-il.
« Je défends désormais à tous les chefs S.A. de sortir dans des voitures luxueuses, de prendre part à des dîners diplomatiques. » Lutze, sans commentaire, note sous la dictée, puis il relit l’ensemble au Führer qui paraphe le texte.