Mais la détermination de Sepp Dietrich n’empêche pas qu’il est saisi par la nausée que donnent ces exécutions à répétition. Le S.S. dira plus tard : « Juste avant le tour de Schneidhuber, j’ai filé, j’en avais marre. » Plusieurs fois encore retentit dans la cour le commandement sinistre : « Le Führer l’exige. En joue. Feu ». Un nouveau prisonnier s’écroule. Le crépuscule descend sur Munich.
« HEIL HITLER ! »
Sepp Dietrich est rentré à la Maison Brune pour faire son rapport. « Les traîtres ont payé », dit-il simplement à Hitler. Celui-ci qui s’était enfermé dans un long silence paraît sursauter. Il semble avoir brusquement retrouvé sa colère rageuse et son assurance depuis que Dietrich l’a assuré que ses adversaires sont bien morts. Il va, dit-il, parler aux S.A. A l’annonce de l’arrivée de Hitler, les S.A. se rassemblent dans l’une des grandes salles et à son arrivée ils poussent des hourras. Le Führer est dur et habile : « Vos chefs trahissaient votre confiance, lance-t-il ; vous demeuriez en première ligne et vos officiers passaient leurs nuits à festoyer, à vivre dans le luxe, à dîner en ville ».
Les S.A. se taisent, ils devinent que le Führer leur donne le moyen de se disculper en abandonnant leurs chefs. « S.A., continue-t-il, il s’agit maintenant de savoir si vous êtes avec moi ou avec ceux qui se jouaient de vous et profitaient seulement de votre dévouement pour édifier leurs fortunes personnelles. Acclamez votre nouveau chef, Lutze, et attendez mes ordres qu’il vous transmettra ».
Lutze s’avance et lance un Heil Hitler ! énergique. Toute la salle reprend le cri puis avec Lutze entonne le Horst Wessel Lied, pendant que le Führer, les bras croisés, le buste en avant, fixe cette foule de visages, ces hommes qui viennent de renier une partie de leur passé. Alors que Hitler se retire, Lutze précise que les S.A. sont désormais libres de quitter la Maison Brune. « Vous allez, continue-t-il, regagner isolément et directement vos demeures et y abandonner vos uniformes. Vous n’interviendrez plus dans une affaire quelconque avant d’avoir reçu l’avis que la S.A. est réorganisée et réunie à nouveau ».
À l’exception de quelques S.A. retenus à la Maison Brune, tous les autres peuvent regagner leurs domiciles. Un à un, en silence ils s’éloignent dans les rues de Munich encore inondées de soleil. Des passants se retournent, regardant passer ces S.A. qui n’ont plus l’allure martiale et provocatrice des jours de victoire, mais la démarche lourde des vaincus qui cherchent à se dissimuler au plus vite. Du haut de leurs camions les soldats de la Reichswehr et leurs officiers qui font les cent pas devant le siège du parti paraissent ne même pas voir passer ces miliciens en chemise brune qui prétendaient un jour organiser et commander l’éternelle et invincible armée allemande.
Quelques minutes plus tard, un ordre est donné et la Reichswehr lève le siège de la Maison Brune : la Briennerstrasse est à nouveau complètement ouverte à la circulation. Seuls quelques groupes de S.S. continuent de stationner à proximité de l’immeuble du parti. Ils resteront en place jusqu’aux environs de 19 h 30 : c’est l’heure à laquelle le Führer accompagné de Goebbels, de Hess, de Sepp Dietrich, quitte Munich pour Berlin par avion. Il n’a plus rien à accomplir dans la capitale bavaroise : la Sturmabteilung est brisée, ses hommes sont à genoux, ses chefs abattus. Il ne reste, dans une cellule de la prison de Stadelheim que le vieux camarade Ernst Roehm, désarmé, couché torse nu sur un lit de camp, sa poitrine couverte de cicatrices soulevée par une respiration difficile. Roehm en sursis protégé simplement par une hésitation du Führer que tant de chefs nazis ont intérêt à lever.
MUNICH-OBERWIESENFELD
Dans les voitures qui roulent à toute vitesse dans les rues qui commencent à s’éclairer, Hitler et les chefs nazis sont silencieux. Il semble à tous que des années se sont écoulées depuis cette aube hésitante : il y a seulement une quinzaine d’heures quand, sur l’aérodrome de Munich-Oberwiesenfeld vers lequel ils se dirigent ce soir, se posait dans le vrombissement de ses trois moteurs, le Junker du Führer. Et maintenant sur le terrain qu’éclaire le crépuscule, c’est le même bruit de moteurs, les mêmes silhouettes qui s’avancent vers l’appareil. Tout, à l’exception de la rougeur du ciel, paraît semblable, jusqu’à la brise fraîche qui couche l’herbe rase et drue entre les pistes. Mais rien en fait ne sera plus pareil dans ce IIIeme Reich qui se voudrait millénaire. Des hommes sont morts, d’autres attendent pour mourir. Il a suffi de ces quelques heures pour trancher des vies. Wilhelm Eduard Schmidt n’écrira plus d’articles de critique musicale et von Kahr, à l’heure où le Junker du chancelier du Reich s’envole, n’est plus qu’un corps disloqué enfoui dans la boue. L’histoire a, dans ces quelques heures, fait un nouveau bond, la violence a franchi dans le Reich un nouveau degré.