Deux voitures s’arrêtent devant la villa du Ritter von Kahr : voilà des années qu’il a abandonné toute activité politique. Il n’est plus que l’ombre de l’homme qui, en novembre 1923, a réussi à duper Hitler, à filer entre ses mains et à cause de lui le putsch de Munich a échoué. C’était il y a plus de dix ans. On carillonne à sa porte. Il est à peine 10 heures ce samedi matin. Von Kahr est encore en robe de chambre. Les trois hommes sont là, à le regarder ; sans un mot, ils l’entraînent vers l’une des voitures et leur détermination est telle que Kahr proteste à peine. Ce ne sont pas des mains qui le saisissent, mais la violence vindicative du nazisme victorieux. Les passants s’écartent, essayant de ne pas regarder ces hommes qui en poussent un autre dans une voiture. Il fait beau sur Munich, le soleil, est chaud : ce samedi après-midi les trains lourdement chargés conduiront des familles joyeuses vers les lacs de Bavière. Pourquoi faudrait-il se soucier de ce Ritter von Kahr, un vieillard de 73 ans dont on va retrouver le corps, dans quelques jours, un corps mutilé à coups de pioche et enfoncé dans la terre boueuse de Dachau ?
À quelques centaines de mètres, dans la même terre on découvrira un autre cadavre ; il a trois balles dans la région du coeur : le calibre des projectiles est de 7,65 mm. L’arme des S.S. Et sa colonne vertébrale est brisée. La police l’identifie facilement : les assassins n’ont même pas retiré les papiers de la victime. Il s’agit du père Bernhard Stempfle qui a eu le malheur d’être proche de Hitler. C’était en 1924-1925 et Stempfle avait la plume facile et l’antisémitisme vigoureux. Il rédigeait un petit hebdomadaire, à Miesbach, qui s’en prenait aux juifs. Et le nazisme l’avait attiré. Il avait revu les épreuves de Mein Kampf, récrit certains passages, amélioré le style, affiné la pensée. Mais comment le Führer pourrait-il pardonner cela maintenant que le livre est devenu la bible du régime ? Stempfle a connu aussi certaines des passions amoureuses du Führer. Il sait que Hitler a idolâtré la jeune Geli Raubal, l’une des filles de sa demi-soeur, qu’il la terrorisait avec sa jalousie obsessionnelle, et qu’un matin du 17 septembre 1931 Geli s’était suicidée. Hitler avait alors traversé une longue crise dépressive puis peu à peu il s’était repris et l’on avait dissimulé à l’opinion les circonstances de la mort de Geli. Stempfle a été au courant. Il a pénétré trop de secrets. Cet ancien membre de l’Ordre des Hiéronymites a compris le danger. Il a cherché à disparaître dans l’oubli. En vain. Les tueurs en ce samedi matin l’ont retrouvé et traîné à Dachau. Hitler et les chefs nazis ont la mémoire longue. Et ils veulent effacer leur passé trouble, faire disparaître les témoins qui ne sont pas restés des complices. Un homme mort vaut mieux qu’un vivant, telle est leur loi. Une erreur vaut mieux qu’un oubli, un mort inutile qu’un adversaire manqué. Frau Schmidt le sait désormais.
C’est elle qui a ouvert ce samedi matin quand la sonnette a retenti. Quatre messieurs ont demandé à voir son mari. Elle s’étonne, elle ne connaît pas ces messieurs qui ne ressemblent pas aux visiteurs habituels, des musiciens, des journalistes, des universitaires. Wilhelm Eduard Schmidt est en effet un critique musical connu que les milieux berlinois eux-mêmes tiennent en grande estime. Goering, dit-on, apprécie ses articles du Münchener Neuste Nachrichten. Les trois enfants se sont rapprochés de leur mère. On entend, venant du salon, le violoncelle de Schmidt L’un des messieurs insiste. Frau Schmidt va chercher son mari. Le voici, souriant, prêt à demander ce dont il s’agit. Il est immédiatement encadré, entraîné : sa femme regarde, stupéfaite, cette irruption de l’histoire et de la politique dans leur vie tranquille, tournée vers les arts et la culture. Jamais Wilhelm Eduard Schmidt ne s’est soucié des affaires politiques. Mais elles viennent de l’écraser parce que les S.S. et la Gestapo recherchent un médecin de Munich, ami d’Otto Strasser, le docteur Ludwig Schmitt et comme ils ne le trouvent pas, à tout hasard on arrête M. Wilhelm Schmidt et l’on expédie quelques jours plus tard à Frau Schmidt un cercueil contenant son mari, tué à Dachau. Les S.S. proposeront à Frau Schmidt une pension pour effacer l’erreur commise. On comprendra mal qu’elle la refuse. Qu’est-ce qu’un homme de plus ou de moins pour l’Ordre noir ?
Et un mort inutile vaut toujours mieux qu’un adversaire oublié. Ainsi, à Munich, passe la dernière matinée de juin 1934.
À LA MAISON BRUNE