Et, à 20 heures, alors que l’appareil du Führer survole la ville de Nuremberg avant d’obliquer vers l’est, vers Berlin, le bureau de presse du parti national-socialiste à Munich publie un communiqué qui donne la version officielle des événements. Diffusé par la radio, le texte va surprendre les Munichois. À l’exception de quelques-uns d’entre eux intrigués par les mouvements de troupe ou les barrages de la Briennerstrasse, ils n’ont rien soupçonné et maintenant le speaker d’une voix grave annonce : « Depuis plusieurs mois des éléments isolés ont essayé de fomenter une opposition entre les Sections d’Assaut et l’Etat. Le chef d’État-major Roehm, investi de la confiance toute particulière du Führer, n’a pas cherché à s’opposer à ces tendances et les a favorisées sans aucun doute. Ses penchants malheureux et bien connus pesaient si lourdement sur la situation que le Führer se trouvait en présence d’un grave conflit de conscience... Cette nuit, à 2 heures du matin, le Führer s’est rendu à Munich et a ordonné la dégradation et l’emprisonnement immédiat des chefs les plus compromis. Lors de l’emprisonnement eurent lieu des scènes si pénibles au point de vue moral qu’il n’y avait plus de place pour la pitié. Un certain nombre de ces chefs des Sections d’Assaut avait avec eux des garçons de moeurs spéciales : l’un d’entre eux fut surpris et arrêté dans une situation absolument répugnante. »
Le speaker observe un temps d’arrêt, puis continue avec emphase :
« Le Führer a donné l’ordre de crever sans pitié cet abcès pestilentiel. Il ne veut plus tolérer que des millions de gens convenables soient compromis par quelques êtres aux passions maladives. Le Führer a donné l’ordre au ministre-président de la Prusse, Goering, d’exécuter à Berlin la même action et de se saisir en particulier des alliés réactionnaires de ce complot politique. »
Les gens convenables de Munich écoutent avec gravité. Ils se taisent ou s’insurgent contre ces pervertis qui déshonorent le Reich allemand. Ils félicitent leur Führer perspicace et décidé qui sait rompre avec de tels hommes, fussent-ils de vieux camarades. Les gens convenables sont rassurés : ils préparent leurs valises. Demain 1er juillet, commencement des vacances. À Dachau, on cloue le cercueil de Wilhelm Eduard Schmidt, critique musical. À Stadelheim on rassemble les corps des officiers S.A. abattus. Les gens convenables ignorent tout cela. Ils écoutent les choeurs de la Hitler Jugend chanter, à la radio, le Horst Wessel Lied.
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SAMEDI 30 JUIN 1934
Munich, Gleiwitz, Breslau, Brème...
LES MORTS NE RACONTENT PAS L’HISTOIRE.
La soirée à Munich s’annonce douce et légère. Dans les grands jardins, l’Englischer Garten, l’Alter Botanischer Garten, près du Hauptbahnhof, les promeneurs sont plus nombreux que d’habitude. Les jeunes gens vont vers le concert que donne l’ensemble folklorique bavarois, on boit, on rit. Les Bierkeller du vieux Munich sont, comme toujours en été, pleines. On chante dans les Bierhallen et les cris des serveurs lançant leurs commandes de bière dominent à peine le tumulte chaud des salles enfumées. Une tache sombre sur la Frauenplatz qui intrigue les passants : la façade de la Bratwurstglöckl. Une affiche indique que la célèbre brasserie est exceptionnellement fermée ce soir. Deux agents de police font circuler ceux qui s’attardent, mais ils ne sont pas nombreux. Si la Bratwurstglöckl est fermée on peut aller au Donisl, ou au Peterhof. Il y a aussi la Ratskeller dans l’Hôtel de Ville. Ce ne sont pas les brasseries qui manquent, ni la bière ni la joie de vivre, en cette soirée d’un samedi d’été. Personne ne sait qu’au début de l’après-midi, les agents de la Gestapo sont venus chercher M. Zehntner, propriétaire de la Bratwurstglöckl, son maître d’hôtel et un serveur. Depuis on n’a plus revu les trois hommes et la police a fermé la brasserie. Mais il y a beaucoup d’autres brasseries à Munich et il est des événements qu’il vaut mieux ne pas connaître. Personne, ainsi, sauf Zehntner et ses employés, ne sait que Roehm a rencontré Goebbels à la Bratwurstglöckl un soir de juin. Zehntner, son maître d’hôtel et le serveur ne s’en souviendront plus longtemps, ils sont à Stadelheim.
Dans beaucoup d’autres villes du Reich, des hommes et des femmes, témoins involontaires, s’efforcent d’oublier ce qu’ils ont vu. Car, dans de nombreuses cités, les hommes de main de Himmler et de Heydrich sont, depuis ce samedi matin 10 heures, entrés en action. Et partout des silhouettes qui se ressemblent, hommes aux visages immobiles, aux longs imperméables, aux chapeaux enfoncés sur les yeux, tirent sur d’autres hommes saisis dans une attitude familière.