Il est environ 15 heures : un petit avion se pose sur l’aéroport de Brème. Il arrive de Berlin et son passager a eu dans la capitale une matinée occupée : il s’agit de l’Hauptsturmführer S.S. Gildisch auquel Goering a confié une nouvelle mission. À la sortie du banquet, un S.A. tente d’avertir Karl Ernst : il faut fuir. Ernst dans l’euphorie de sa puissance, du banquet, des discours et des chants, hausse les épaules. À son hôtel pourtant, Gildisch est là, avec des hommes de la Gestapo. Ils s’avancent vers Ernst : Gildisch lui annonce qu’il est arrêté et a ordre de le conduire à Berlin. Ernst proteste, demande à téléphoner, s’écrie « qu’on va lui faire manquer son bateau » exige d’être conduit chez Goering, son camarade Goering ; chez son ami le prince August Wilhelm de Hohenzollern, que lui, Ernst, appelle familièrement le prince Auwi. N’est-il pas comme lui S.A., député au Reichstag, ils sont assis au même banc, côte à côte. Mais Gildisch est impénétrable et Ernst sent qu’il n’y a rien à faire pour le moment. À Berlin, par contre, tout doit s’arranger car seul un fou imaginerait qu’il puisse, dans ce IIIeme Reich, arriver quoi que ce soit de déplaisant à Karl Ernst ami personnel de Roehm, du prince Auwi, député au Reichstag et Obergruppenführer S.A. Ernst se laisse passer les menottes. Gildisch lui désigne une voiture : il y monte sans protester et bientôt prenant la route qui longe la Weser qu’éclaire le soleil couchant la voiture se dirige vers l’aéroport de Brème. L’avion qui a conduit Gildisch est là, prêt au départ. Ernst monte la petite échelle de fer : lui aussi, comme le Führer qui vient de décoller de Munich, s’envole vers Berlin.
Sur toute l’Allemagne, de la vieille forteresse orgueilleuse de Königsberg aux châteaux rêveurs de la vallée rhénane, des landes sableuses du Brandebourg aux lacs sombres de Bavière, l’interminable crépuscule rouge d’une journée d’été commence.
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SAMEDI 30 JUIN 1934
Berlin. Fin de d’après-midi
LE CREPUSCULE SUR BERLIN-TEMPELHOF.
Le soleil rouge éclaire les pistes de l’aérodrome de Berlin-Tempelhof{4}. C’est un disque immense aux contours nets, irréel pourtant, qui disparaît à l’horizon et il semble que tous les bruits sont étouffés, que la vie est suspendue jusqu’à ce que ce soleil se soit enfoui, hostie sanglante qu’engloutit la terre. Les S.S. sont partout, noirs, bardés d’acier, l’acier des casques et des armes. Ils sont le long des pistes, devant les hangars, sur le toit de la tour de contrôle et leurs silhouettes se détachent sur le ciel. Des compagnies appartenant à la nouvelle aviation du Reich, encore clandestine, sont rangées en carré : les soldats inaugurent l’uniforme gris-bleu que Goering a spécialement choisi. Peu à peu arrivent les officiels : Goering, Himmler, Pilli Koerner, Daluege, Frick et de nombreux officiers des S.S., des hommes du S.D. et de la Gestapo. Gisevius et Nebe sont présents aussi, un peu à l’écart, échangeant des informations, observant la scène : Goering qui s’avance vers les troupes de l’armée de l’air puis qui, « les jambes écartées, puissamment campé... se place au milieu du carré et leur parle de la fidélité des soldats et de l’esprit de camaraderie ».
Ce soir où les nazis s’entre-déchirent, où les camarades de combat se dévorent, où un piège s’abat sur des hommes surpris et tranquilles appartenant au même parti, le discours de Hermann Goering ne manque pas d’humour. « Soldats, continue-t-il, vous devez être fiers de devenir une troupe officielle en un jour aussi mémorable. »
« Chacun, écrit Gisevius, devine que cette scène hypocrite, irréelle, n’a été improvisée que pour tuer le temps, pour détendre les nerfs. Il n’y a ni les projecteurs habituels, ni les photographes, ni les haut-parleurs. Ce discours incohérent se poursuit dans le crépuscule et personne, pour ainsi dire, ne l’écoute. » Mais Goering doit parler pour briser le silence car, après cette journée de tension, l’attente inactive est insupportable. Et Gisevius et Nebe font de même. Tous ceux qui à Berlin ont vécu dans l’action, soit qu’ils l’aient animée, soit qu’ils aient compris ce qui se déroulait ont hâte que la nuit vienne, comme si l’obscurité pouvait apaiser un peu cette tourmente qui souffle sur le Reich depuis l’aube.
LA RUMEUR