Parfois d’ailleurs une victime se livre aux tueurs choisissant ainsi délibérément de mourir. Quand, vers 16 heures, ce samedi, le général von Bredow, ancien de la Bendlerstrasse, intime du général Schleicher et évincé depuis peu de temps, après son chef, de ses fonctions au ministère de la Guerre, pénètre dans le hall de l’hôtel Adlon, les présents, pour la plupart de hauts fonctionnaires ou des diplomates, s’étonnent de le voir encore vivant. Le bruit de la mort de Schleicher court en effet avec de plus en plus d’insistance. Or Bredow est ici, en plein coeur de la souricière dans ce grand hôtel qui donne sur Unter den Linden où patrouillent les S.S. et les hommes de la Gestapo. À un ami qui lui demande s’il est au courant des nouvelles, Bredow répond : « Je me demande même comment il se fait que ces cochons ne m’aient pas encore tué ». Plusieurs personnes viennent lui serrer la main ou s’asseoir à sa table et il y faut du courage quand on sait que tous les garçons de cet hôtel fréquenté par des personnalités politiques ou diplomatiques travaillent pour les services de Himmler et de Heydrich.
Un attaché militaire étranger après une hésitation lui propose une invitation à dîner chez lui, façon habile de le soustraire aux menaces, au moins pour quelques heures. Le général Bredow lui serre la main.
« Je vous remercie, dit-il. J’ai quitté mon domicile de fort bonne heure ce matin. Je désire y retourner maintenant que j’ai eu le plaisir de revoir mes amis. »
On essaie en vain de le dissuader mais une immense lassitude a saisi le général von Bredow. C’est pour lui le temps amer du dégoût et du désespoir. « Ils ont assassiné Schleicher, explique-t-il, il était le seul homme à pouvoir sauver l’Allemagne. Il était mon chef. Il ne me reste rien ».
Et saluant simplement, offrant un gros pourboire au garçon servile qui s’apprête à renseigner la Gestapo, le général von Bredow quitte l’hôtel Adlon et gagne Unter den Linden qui connaît l’animation des fins d’après-midi. On ne le reverra plus vivant. Dans la soirée, les tueurs ont sonné à sa porte et ouvert le feu.
LA CONFÉRENCE DE PRESSE DE GOERING
C’est le deuxième général de la Reichswehr abattu dans la journée. Pourtant quand Goering, vers 17 heures, se présente aux journalistes réunis à la chancellerie du Reich, l’inquiétude que lui et Himmler avaient eu un instant à l’annonce de la mort de Kurt von Schleicher paraît les avoir complètement abandonnés. Il y a, serrés dans la pièce, impatients, les correspondants étrangers et les rédacteurs en chef des grands journaux allemands. Mêlés à eux, un certain nombre de personnalités politiques plus ou moins bien informées et qui veulent savoir.
La chaleur est étouffante et Gisevius qui est présent, note que règne une « tension effroyable ». « Goering arrive, écrit-il, il est en grand uniforme, il parade et monte majestueusement à la tribune. Après une longue pause d’un grand effet, il se penche un peu en avant, appuie la main au menton, roule les yeux comme s’il avait peur des révélations qu’il doit faire. Il a sans doute étudié devant sa glace cette attitude néronienne. Puis il fait sa déclaration. Il parle sur un ton lugubre, d’une voix sourde comme un professionnel des oraisons funèbres ».
Il est hautain. Un communiqué sera rédigé, dit-il, il sera remis le lendemain aux journalistes, pour l’instant il n’a pas le temps de fournir des détails car l’action continue et il la dirige par décision du Führer. « Depuis des semaines, continue-t-il, nous observions, nous savions qu’une partie des chefs de la Sturmabteilung s’étaient largement écartés des buts du mouvement et faisaient passer au premier plan leurs propres intérêts, leurs ambitions et en partie leurs penchants malheureux et pervers ». Goering multiplie les pauses : il va et vient, les poings sur les hanches. « Ce qui nous semble le plus condamnable, ajoute-t-il, c’est que la direction suprême de la S.S. évoquait le fantôme d’une deuxième révolution, dirigée contre la réaction alors qu’elle avait partie liée avec celle-ci. L’intermédiaire principal était l’ancien chancelier du Reich, le général von Schleicher qui avait mis Roehm en relation avec une puissance étrangère... »
Une nouvelle pirouette de Goering, une mimique satisfaite.
« J’ai élargi ma mission, en portant un coup sévère, à ces mécontents ».
Puis Goering s’apprête à quitter la pièce. Un journaliste étranger se lève alors et commence une phrase où il est question du sort réservé au général Schleicher. Goering s’arrête, sourit, fait demi-tour.
« Oui, dit-il, je sais que vous aimez les gros titres, vous autres journalistes. Eh bien, écoutez-moi, le général von Schleicher a comploté contre le régime. J’ai ordonné qu’il soit arrêté. Il a commis l’imprudence de résister. Il est mort ».