Il est entre 23 heures et minuit, ce samedi 30 juin 1934. À Lichterfelde, les exécutions sont suspendues : les habitants des résidences voisines de l’École militaire des Cadets peuvent enfin cesser de vivre dans l’angoisse de ces salves ponctuées de commandements et de cris qui ont troué le silence de ce quartier éloigné toute la journée. Dans le centre de Berlin, les cafés se vident peu à peu : des familles tranquilles qui sont allées se promener jusqu’à la porte de Brandebourg redescendent Unter den Linden et passent devant le ministère de l’Intérieur du Reich. Tout paraît calme dans le grand bâtiment. Et pourtant de hauts fonctionnaires y ont peur. Daluege, chef de la police prussienne, général, converse avec Gisevius et Grauert : ils font le bilan des événements de la journée, établissant un rapport Puis Daluege annonce que, compte tenu de la situation, il va faire dresser un lit de camp dans son bureau pour y passer la nuit Gisevius décide alors de faire de même et de choisir un bureau appartenant à un collègue absent : qui aura l’idée de le trouver au ministère et derrière une porte qui arbore un nom différent ? Avant de s’installer, il bavarde avec l’aide de camp de Daluege : « Je lui fais entendre, raconte-t-il, quelle belle preuve de zèle montre notre chef en passant la nuit dans son bureau. « Quoi ? me réplique ce loyal aide de camp, du zèle ? du zèle ? « Il devient soudain rouge à éclater et sa voix tremble. « Il a la trouille, il a la trouille, c’est pour ça qu’il ne rentre pas chez lui. »
Dans toutes les villes du Reich, des hommes sont ainsi saisis par la peur : dans les cellules de Stadelheim, de Lichterfelde, du Colombus Haus ou dans les caves de la Prinz-Albrecht-Strasse, ils guettent le pas des S.S. qui peuvent d’un instant à l’autre venir les abattre ou les conduire devant le peloton d’exécution. Ils écoutent la nuit pour y repérer le pas des soldats qui se rangent en file et le bruit des fusils qu’on arme. Ils ont peur et leur terreur est encore plus grande de ne rien savoir de leur sort et des raisons qui font qu’ils sont là, soumis au bon vouloir d’une institution et d’un régime qu’ils connaissent comme impitoyables. Car ils étaient ce régime, et leur désarroi d’avoir été frappés par lui ajoute à leur peur. Dans des appartements étrangers dans des vêtements d’emprunt, sous des identités de circonstance d’autres hommes tentent dans l’angoisse de fuir les tueurs ; des blessés, échappés miraculeusement aux recherches, marchent courbés dans les bois qui entourent Berlin, la peur et la douleur déformant leurs traits. Et d’autres hommes qu’apparemment rien ne menace puisqu’ils sont du côté des tueurs, avec eux, ont peur aussi parce qu’ils éprouvent que l’arbitraire règne souverainement sur le Reich, et qu’ils peuvent être demain, tout à l’heure, dans ce dimanche 1er juillet qui commence, les prochaines victimes désignées.
La peur, la terreur, l’angoisse sont ainsi pour des milliers d’hommes, la marque de cette courte nuit. Et à 7 heures du matin, le dimanche, alors que la lumière claire et joyeuse inonde l’Allemagne, la voix métallique et exaltée de Joseph Goebbels entre dans les foyers, porteuse d’insultes, de menaces et de mort. Goebbels, à la radio, raconte la Nuit des longs couteaux et accable les victimes, ses anciens camarades.
« Ils ont, dit-il, discrédité l’honneur et le prestige de notre Sturmabteilung. Par une vie de débauche sans pareille, par leur étalage de luxe et leurs bombances, ils ont porté atteinte aux principes de simplicité et de propreté personnelle qui sont ceux de notre mouvement. Ils étaient sur le point d’attirer sur toute la direction du Parti le soupçon d’une anomalie sexuelle honteuse et dégoûtante. »
Des dizaines de milliers de familles allemandes avant de partir pour l’église ou le temple s’indignent calmement de cette débauche honteuse : heureusement Hitler, le père juste et sévère, a puni : « On avait cru, continue Goebbels, que l’indulgence du Führer à leur égard était de la faiblesse... Les avertissements avaient été accueillis avec un sourire cynique. La bonté étant inutile, la dureté devenait nécessaire ; de même que le Führer peut être grand dans la bonté, il peut l’être dans la dureté... »
Les enfants se lèvent : ils écoutent. Les mères préparent le déjeuner et dans les campagnes par les fenêtres ouvertes entre l’odeur têtue des foins. L’Allemagne vit, tranquille, docile, respectueuse : la Nuit des longs couteaux semble être passée en dehors d’elle.
« Des millions de membres de notre Parti, des S.A. et des S.S., se félicitent de cet orage purificateur. Toute la nation respire, délivrée d’un cauchemar », poursuit Goebbels.