14 h 30 : Eicke, Lippert, Schmauser arrivent à la prison de Stadelheim. Le bâtiment est endormi. Les S.S. de garde saluent leurs officiers qui, rapidement, gagnent le bureau du docteur Koch, le directeur. Celui-ci n’a pratiquement pas pris de repos depuis hier : sur son visage quelconque, la fatigue et la peur ont laissé des traces. Quand il fait entrer l’Oberführer Eicke et que celui-ci lui demande de livrer Roehm, l’accablement paraît écraser Koch. Alors, comme il l’a déjà fait avec Sepp Dietrich, il demande un ordre écrit : consulté par téléphone, le ministre de la Justice Frank, l’approuve. Eicke proteste, tempête, parle à Frank et finalement Koch cède : un gardien est chargé de conduire les trois officiers S.S. à la cellule de Roehm : elle porte le numéro 474. Roehm, toujours torse nu, semblant avoir perdu toute volonté, regarde entrer Eicke qui pose sur la table de la cellule un exemplaire du Völkischer Beobachter où sont indiqués la destitution de Roehm et les noms des S.A. exécutés et, en même temps, il laisse un revolver chargé d’une seule balle. Puis Eicke se retire.
À Berlin, cet après-midi du dimanche 1er juillet, le Führer donne un thé dans les jardins de la chancellerie du Reich. Réunion mondaine à laquelle assistent les diplomates, les ministres, les officiers supérieurs de la Reichswehr. Dans les vastes salles, les valets en tenue offrent toutes sortes de boissons, on rit et les enfants de Goebbels courent dans les couloirs. On entend la foule qui, massée devant la Chancellerie, réclame le Führer. Qui sait que, à Lichterfelde, régulièrement, toutes les vingt minutes, les salves des pelotons d’exécution retentissent encore et qu’à Stadelheim, Roehm a le droit de choisir de mourir de sa main ? Hitler, rayonnant, s’approche de la fenêtre et salue la foule qui hurle. Gisevius est là, ayant suivi son chef Daluege, auquel la mort de Ernst a valu d’être nommé chef des S.A. de Berlin, du Brandebourg et de Poméranie. Hitler qui vient de serrer la main des deux S.S. aperçoit Gisevius : « Il fait un pas de côté, puis lève la main pour me saluer dans la même attitude immobile que je lui ai vu prendre par deux fois et me regarde comme si j’étais à moi seul une foule admirative. J’aurais plutôt envie de rentrer en moi-même sous l’insistance de ce regard césarien, l’idée me vient qu’il pourrait lire mes pensées et me faire fusiller. Mais il ne semble me vouloir aucun mal. Il tient seulement à jouer complètement son rôle. »
Puis Hitler regagne le centre de la pièce et Gisevius qui l’a observé conclut : « J’ai compris au moment de cette rencontre, combien cet homme était crispé ce jour-là et qu’il essayait d’échapper à son trouble intérieur en se réfugiant dans la pose qui est devenue, dès lors, son arme la plus efficace. » Au milieu de la salle, entouré de femmes élégantes qui rient à ses moindres propos, Hitler esquisse presque quelques pas de danse : enjoué, on le sent heureux de cette attention déférente qu’on lui témoigne, et avec sa chemise blanche, sa large veste d’uniforme sur laquelle il porte la Croix de fer et le brassard à croix gammée, ses gestes détendus, il semble être autre que l’homme qui à grandes enjambées nerveuses, avançait sur la piste de Munich-Oberwiesenfeld, hier samedi à 4 heures du matin.
« ROEHM, TENEZ-VOUS PRÊT. »
Pourtant, tout cela n’a pas été qu’une vision tragique ou un simple cauchemar. Roehm est bien là dans sa cellule et il n’a pas bougé. Au bout d’une dizaine de minutes, les S.S. Lippert et Eicke ouvrent la porte. « Roehm, tenez-vous prêt », crie Eicke. Lippert, dont la main tremble, tire deux coups de feu, Roehm a encore le temps de murmurer « Mein Führer, mein Führer », puis une nouvelle balle l’achève.
À Berlin, Hitler au milieu des hourras de la foule apparaît une nouvelle fois à la fenêtre de la Chancellerie. Quand il s’écarte un officier S.S. lui tend un message : il annonce la mort de Roehm. Hitler retourne vers ses invités, plus lentement, quelques minutes plus tard il se retirera dans ses appartements. Himmler et les S.S. viennent de remporter une victoire. Les Goering, les Heydrich, les Goebbels, les Borman, les Buch, tous les complices peuvent désormais, sans craindre le désordre de la rue et les violences des S.A., dominer l’Allemagne dans l’organisation et la tranquillité. Le temps des demi-solde, des revendications tumultueuses, est révolu. La S.A. est décapitée, Roehm gît dans une mare de sang. Hitler a une fois de plus choisi l’ordre et tranché avec son vieux camarade. Rares sont ceux qui, comme le ministre Frick, oseront dire à Hitler : « Mon Führer, si vous n’agissez pas aussi radicalement avec Himmler et les S.S. qu’avec Roehm et ses S.A. vous n’aurez fait que remplacer le diable par Belzébuth. »
Mais il sera plus difficile de se débarrasser des S.S. que des S.A. D’ailleurs, en ce dimanche 1er juillet, il n’est encore question que d’en finir avec Roehm et les siens. La radio annonce que le Gruppenführer von Obernitz, chef de la S.A. de Franconie, ordonne :