Mais le conformisme et la terreur pèsent sur l’Allemagne et personne ne veut savoir. Les prisonniers eux-mêmes se taisent, portant l’effroi sur leur visage, et quand ils parlent, c’est pour louer la Gestapo, ses prisons, ses méthodes, le Führer juste et magnanime. Les proches du Reichspräsident Hindenburg eux-mêmes ont peur : le fils du secrétaire général Meissner, volontaire S.S., a été, au cours des événements placé délibérément par ses chefs dans une unité chargée de la répression. Le fils de Hindenburg a été soumis à des pressions. Et, ce lundi 2 juillet, la presse rend public un télégramme qui est daté de Neudeck et signé du maréchal Hindenburg :
« Au Chancelier du Reich, le Führer Adolf Hitler,
D’après les rapports qui m’ont été présentés, il apparaît que grâce à la fermeté de votre décision et grâce au courage dont vous avez fait preuve, payant de votre personne, les tentatives de haute trahison ont été étouffées. Vous avez sauvé le peuple allemand d’un grave danger. Je dois vous en exprimer mes profonds remerciements et toute ma reconnaissance.
Le Président du Reich, Maréchal Hindenburg »
La plus haute autorité du Reich, le plus grand des militaires vivants, ce vieillard de 87 ans, symbole de toute la tradition germanique, approuve donc toutes les violations du droit, les assassinats, les exactions commises dans la longue nuit, et Hitler se voit sacré sauveur du peuple allemand. Le même jour, Hindenburg remercie aussi Hermann Goering :
« Je vous exprime, écrit-il, ma gratitude et ma reconnaissance pour votre action énergique et couronnée de succès, lors de l’écrasement de la tentative de haute trahison. Avec mes salutations de camarade.
Von Hindenburg »
Peut-être ces messages n’ont-ils pas été rédigés par Hindenburg lui-même. Plus tard, en 1945, alors que sont réunis Papen, Goering et le maréchal Keitel dans une cellule de Nuremberg, durant le procès fait par les Alliés aux criminels de guerre, Papen veut en avoir le coeur net : « Quand je demandai à Goering, raconte-t-il, si à son avis, Hindenburg avait vu le télégramme de félicitations envoyé en son nom à Hitler, il cita une boutade de Meissner, secrétaire d’État à la présidence. À plusieurs reprises, Meissner parlant de ce télégramme, s’était enquis, avec un sourire entendu : « À propos, Monsieur le Premier ministre, étiez-vous satisfait de la teneur du message ?" »
Mais ce qui compte, ce 2 juillet 1934, c’est que, par ce message, le lien soit établi entre le vieux maréchal, le général Goering et l’homme de main que celui-ci a dirigé. De Hindenburg à l’Hauptsturmführer Gildisch qui tire dans le dos d’hommes sans défense, la chaîne de la complicité est tendue et c’est la conscience des Allemands qui, ce lundi matin, vaquent tranquillement à leurs habituelles occupations, la conscience d’un peuple qu’elle emprisonne dans le nazisme. Ainsi la journée du lundi 2 juillet apporte-t-elle de nouveaux succès au Führer : la voie vers la présidence du Reich est ouverte, royale, il n’y a plus qu’à attendre la mort du vieil Hindenburg.
« ALLEMANDS, PAVOISEZ ! »
Et la vie continue. Les bureaux sont pleins d’employés qui ont bronzé le samedi après-midi et le dimanche sur les rives du Havel ou du Tegelsee ou de l’un quelconque de ces lacs aux eaux froides qui entourent Berlin. Ils retrouvent leurs collègues, leurs sièges, leurs papiers et parfois un huissier leur murmure – comme au ministère des Transports ou à la vice-chancellerie – que deux ou trois personnes ne reviendront pas, qu’elles ont disparu, samedi. Personne ne pose de questions. La machine a recommencé à tourner sans à-coups. Comme l’écrit Gisevius : « Le 2 juillet, la loi et la bureaucratie reprennent leurs droits ; du jour au lendemain tout doit suivre à nouveau sa marche régulière. Des gens appliqués essayent de faire cadrer avec les règlements et les prescriptions légales, même ce qui s’est passé la veille ».
Les parades aussi ont recommencé. À Essen, à partir de 19 heures, la police fait circuler ou enlever les voitures en stationnement. Des véhicules de la municipalité et du Parti, avec des S.S. sur les marchepieds, et un haut-parleur sur le toit, parcourent lentement les rues de la ville toujours recouverte du brouillard gris que le soleil de juillet irise. Il fait très lourd comme si un gros orage allait éclater, mais ce n’est que la chape des fumées industrielles, des poussières en suspension qui écrase la ville, alourdit l’atmosphère. Inlassablement, les haut-parleurs répètent la proclamation à la population.
« Habitants d’Essen, Allemands du IIIeme Reich, la ville d’Essen célébrera la victoire sur le soulèvement criminel, la haute trahison et la réaction en décorant d’une manière massive la ville avec des drapeaux. C’est pourquoi : pavoisez ! »