Dans la vaste salle où se tiennent les conseils des ministres, le Chancelier Hitler va de l’un à l’autre. Il paraît détendu, au mieux de sa forme. Aujourd’hui, alors que plus de vingt-quatre heures se sont écoulées depuis les dernières salves, que le général Blomberg et le maréchal Hindenburg l’ont félicité, que les foules allemandes ont accepté passivement les assassinats, il est sûr d’avoir vaincu. Une nouvelle fois. Sûr d’avoir eu cet oeil d’aigle qui permet de faire au moment opportun, ni trop tôt ni trop tard, les choix importants : quand il faut décider de briser, en un seul coup, l’adversaire. La Providence l’a protégé, il est le Führer. Autour de lui, la soumission, l’exaltation de sa personne se confirment Carl Schmitt, le juriste nazi qui refait le droit et l’adapte selon les circonstances, n’hésitera pas à écrire, évoquant les événements des jours précédents : « L’acte accompli par le Führer est un acte de juridiction pure. Cet acte n’est pas soumis à la justice, il est lui-même la justice suprême. » Le Führer peut donc tout. Pour le Conseil des ministres du 3 juillet, le ministre de la Justice a préparé une loi dont l’adoption est certaine. Son article unique précise : « Les mesures exécutées le 30 juin, le 1er et le 2 juillet 1934 pour réprimer les atteintes à la sécurité du pays et les actes de haute trahison sont conformes au droit en tant que mesures de défense de l’État. »
Il n’est donc plus nécessaire de juger. Il suffit, si le Führer le veut, de tuer n’importe comment.
Quand le vice-chancelier est introduit dans la salle, Hitler se dirige vers lui, amical. « Comme il m’invitait à prendre ma place habituelle, raconte Papen, je lui déclarai qu’il n’en était même pas question et lui demandai un entretien entre « quatre yeux ». Les deux hommes passent dans une pièce voisine. Hitler semble compréhensif, bienveillant. Comme chaque fois qu’il a obtenu ce qu’il voulait, il paraît prêt à toutes les concessions et se présente comme l’homme de conciliation. Que lui importe puisque ses adversaires sont morts et que la Gestapo, avec réticence, rend aux familles ce qui reste d’eux : quelques cendres ?
« Je lui appris de façon fort sêche, continue Papen, ce qui s’était passé à la vice-chancellerie et chez moi et réclamai une enquête immédiate sur les mesures prises à l’encontre de mes collaborateurs ».
Le Führer se tait. Son silence peut tout signifier : qu’il ne savait pas, qu’il est prêt à ordonner une enquête, qu’il se moque de Papen ou qu’il approuve ses propos. Mais quand le vice-chancelier annonce qu’il démissionne, qu’il veut que l’on rende cette démission publique immédiatement Hitler s’insurge et refuse nettement.
« La situation n’est déjà que trop tendue, dit-il. Je ne pourrai annoncer votre démission que lorsque tout sera rentré dans le calme. En attendant ce moment voulez-vous au moins me faire le plaisir d’assister à la prochaine séance du Reichstag, où je rendrai compte de mon action ? »
Papen refuse à son tour. « Je ne vois pas la possibilité pour moi de m’asseoir au banc ministériel », dit-il.
Le Führer pourtant sur le point essentiel de la démission du vice-chancelier a obtenu ce qu’il désirait : la démission restera secrète. L’opinion ne saura rien des divergences entre le Chancelier et le vice-chancelier. L’unité du gouvernement du Reich, de Hindenburg à Papen, de Blomberg à Rudolf Hess, parait complète : Roehm et les autres victimes ont été égorgés dans l’unanimité. C’est cette façade qui importe au Führer. Si Papen n’est pas à la séance du Reichstag, assis à son banc avec les autres membres du cabinet, il sera toujours temps d’aviser. La séance est fixée au 13 juillet à l’Opéra Kroll ; dans une dizaine de jours le sang aura séché.
LE CONSEIL DES MINISTRES DU 3 JUILLET.
Hitler rentre donc seul et tranquille dans la salle du Conseil des ministres. Le général Blomberg, Hess, Goering, tous les ministres ont pris place autour de la longue table rectangulaire et Hitler, debout, les poings appuyés sur son dossier, va présenter sa version des événements.