Alors le Reichsminister manoeuvre. Dès sa prise de pouvoir en Prusse, il a constitué sous les ordres de Rudolf Diels une police spéciale issue d’un service déjà existant (la section IA) de la préfecture de police de Berlin. Diels est un homme capable, actif. Il rassemble des techniciens du renseignement policier, criminalistes jeunes et efficaces et il crée un bureau politique de renseignement qui va devenir la police secrète d’État. Le service s’étoffe, les spécialistes affluents : ils bénéficient de toutes les libertés. Ils peuvent agir sans respecter la Constitution. Bientôt les hommes de Diels quittent l’Alexanderplatz où s’élève le bâtiment de la préfecture de police et s’installent les uns dans l’ancien immeuble du Parti communiste Karl-Liebknecht Haus, les autres au n° 8 de la Prinz-AlbrechtStrasse, tout près de la résidence de Goering. Désormais, le service de Rudolf Diels peut recevoir son appellation officielle. Elle va résonner sur le monde, pendant des années, comme un glas : Geheime Staatspolizei, GESTAPO. Son chef est Hermann Goering.
HIMMLER, HEYDRICH ET LES SS.
Goering et la Gestapo doivent immédiatement défendre leur fief : contre les S.A. dont Diels nettoie les prisons, mais aussi contre les S.S. dont le chef est un homme de l’ombre, le Reichsfuhrer S.S. Heinrich Himmler. Goering comprend vite qu’il ne peut à la fois lutter contre Roehm et contre Himmler ; il lui faut choisir. Un jour d’octobre 1933, Diels, rentrant dans son bureau à la Gestapo, surprend un S.S., Herbert Packebusch (homme de confiance du Gruppenführer S.S. Kurt Daluege) en train de fouiller dans ses papiers. Il le fait arrêter, mais le lendemain Goering ordonne après une entrevue avec Daluege sa libération. Rudolf Diels a compris : son chef a choisi l’alliance avec Himmler.
Le Reichsführer S.S. Heinrich Himmler est pourtant, théoriquement, un subordonné de Roehm. Il ne manque jamais, à chaque anniversaire, de répéter à son chef son allégeance.
« Comme soldat et ami, je te souhaite tout ce qu’on peut promettre dans l’obéissance, écrit Himmler à Roehm. C’était et c’est toujours notre plus grande fierté d’appartenir à ta suite la plus fidèle ».
Mais l’allégeance c’est aussi la garantie de la jalousie et de l’ambition.
Or, Himmler monte vite, ses S.S., aux uniformes noirs, à la tête de mort comme emblème, sont des troupes triées sur le volet. N’entre pas qui veut dans les S.S., la discipline y est stricte. Les S.S. parlent peu, ils agissent, dit-on à Berlin. Ils laissent la rue, et les fanfaronnades aux S.A. Eux, ils sont la cuirasse dure, impénétrable qui protège le parti. Chaque chef nazi a sa garde S.S. qui porte, sur la manche de son uniforme, brodé en lettres blanches, le nom du dirigeant qu’elle protège. Les miliciens noirs sont donc des soldats d’élite, des seigneurs de l’ombre dont la puissance réelle s’accroît, discrète et efficace. Ils sont les puritains du parti. C’est le Reichsführer Himmler lui-même qui les opposera aux Sections d’Assaut : « La S.A. c’est la troupe, dira-t-il, la S.S. c’est la garde. Il y a toujours eu une garde. Les Perses en ont eu une, et les Grecs, et César, et Napoléon, et le vieux Fritz. La garde de la Nouvelle Allemagne, c’est la S.S. »
De plus, Himmler, froid, réaliste, sachant le rôle de la police, ajoute à la direction des S.S. la présidence de la police politique de Bavière (Bay-PoPo). Il a trouvé un complice, un ancien officier de marine révoqué au profil d’oiseau de proie, au corps d’athlète, au visage long, au nez busqué, Reinhardt Tristan Eugen Heydrich. Ce séducteur glacé a vu sa carrière militaire brisée par une affaire de femmes. Traduit devant un jury d’honneur par l’amiral Raeder, ses déclarations, qui mettent en cause une ancienne maîtresse, sont à ce point dénuées du sens de l’honneur que le jury d’officiers de marine prononce une sanction sans équivoque : « mise à pied immédiate pour cause d’indignité ». Il ne reste plus à Heydrich qu’à entrer dans les S.A. Le 14 juin 1931, il rencontre le Reichsführer S.S. Himmler. Bientôt, le 5 octobre, Heydrich fait partie de l’État-major S.S. : il est Sturmführer chargé de mettre sur pied un service de renseignements. Heydrich va faire merveille : calculateur, précis, dissimulé, il monte le Sicherheitsdienst – S.D. – Heydrich est comme le dit Himmler « un agent de renseignement né, un cerveau qui sait démêler tous les fils et les nouer là où il faut ». Heydrich veut tout surveiller, tout contrôler, tout espionner. Son ambition est de faire du S.D. le service de renseignements tout-puissant du Parti nazi. Il va y réussir.
Partout, dans les différents Länder, Himmler l’idéologue, Heydrich le technicien, tissent la toile de la police secrète, au service de Hitler – et à leur service – et doublent les organismes et les fonctionnaires officiels. Bientôt dans toute l’Allemagne, sauf en Prusse, Himmler et Heydrich contrôlent la police secrète.