Dans ce grouillement d’ambitions, d’intrigues et de rivalités qu’est le grand IIIeme Reich nazi, chacun se défend contre tous. Sont vos alliés ceux que l’on tient. Hermann Goering, parce qu’il pense avoir besoin des conservateurs, peut bien pardonner le discours de Marburg, d’autres se souviennent et ne pardonnent pas.
LA DISPARITION DE JUNG
Le vice-chancelier Franz von Papen a décidé de passer la journée du mardi 26 juin en Westphalie, auprès des siens. Le banquet qui a suivi le mariage de sa nièce s’est prolongé fort tard dans la nuit, et Papen, fatigué par plusieurs jours d’activité, compte consacrer la journée du mardi au repos. Il a fait une longue promenade dans la matinée, bavardant avec son secrétaire, mais, au début de l’après-midi, une communication de Berlin met fin à sa brève quiétude : « Le 26 juin, raconte-t-il, Tschirschky m’appela au téléphone pour m’apprendre que Edgar Jung, un de mes collaborateurs officieux, venait d’être arrêté par la Gestapo ». Jung : c’est un journaliste, un homme de lettres au style brillant et au réel courage politique. Il a assuré pour le compte de Papen la liaison avec le maréchal Hindenburg, installé à Neudeck, et surtout il a rédigé le discours de Marburg, que Papen et ses collaborateurs ont à peine modifié. La Gestapo sait tout cela. Elle veut en savoir davantage et elle ne pardonne pas.
Et les amis de Jung, maintenant, relèvent des traces du passage des hommes de Himmler et de Heydrich. C’est la femme de ménage de Jung qui a donné l’alerte. Elle est arrivée ce mardi matin vers 9 heures. Elle a ses clés. Dès qu’elle a eu ouvert la porte, la peur l’a saisie. Des vêtements sont répandus sur le sol de l’entrée ; dans le bureau, les tiroirs sont ouverts, les papiers en désordre témoignent d’une perquisition hâtive. Dans la chambre, les meubles sont renversés, le lit défait ; sans doute Jung a-t-il été surpris durant son sommeil et a-t-il tenté de résister. La femme de ménage a téléphoné, affolée, à tous ceux dont elle sait qu’ils sont des amis de Jung. Elle n’a pas averti la police : sur un mur, elle a reconnu l’écriture de Jung qui a dû être autorisé à se rendre dans la salle de bains et a pu tracer ce mot au crayon : GESTAPO. Dans l’appartement bouleversé, les collaborateurs du vice-chancelier, les proches de Jung sont atterrés. Le désordre et la violence sont là dans les vêtements froissés et les papiers répandus, dans le mot GESTAPO, avertissement sinistre qui annonce pour l’Allemagne les malheurs à venir. Que peut-on faire ? On cherche Papen et finalement Tschirschky réussit à l’atteindre en Westphalie. Papen se fait répéter les détails pour pouvoir réfléchir en écoutant une nouvelle fois, mais en fait dès que le mot Gestapo a été prononcé, il a parfaitement compris : Heydrich et Himmler viennent de lancer leur offensive, ils commencent à serrer leurs collets, à rafler leurs proies, jusqu’où iront-ils ? Papen décide de rentrer immédiatement à Berlin. Il faut essayer de tirer Jung des griffes des tortionnaires, il faut savoir ce qu’ils veulent, qui ils veulent et Papen pense aussi à assurer sa sécurité. À Berlin, dans le monde officiel, le vice-chancelier sera davantage à l’abri des arrestations clandestines, des tueurs anonymes. Mardi 26 juin : arrestation de Jung ; la partie est engagée.
Papen est à Berlin le mercredi 27 juin. Sur la capitale des nuages noirâtres d’orage forment des masses crénelées qui s’avancent en front depuis le sud-ouest. À l’atterrissage, l’avion du vice-chancelier a été secoué et c’est épuisé, inquiet de cette inquiétude où se mêlent les préoccupations et les fatigues que Papen rencontre Tschirschky qui l’attend sur la piste même. Il faut tenir les chapeaux, le vent humide soulève les imperméables, créant des tourbillons de poussière. Après un rapide entretien, Papen décide d’entreprendre une série de démarches en faveur de son collaborateur : sauver Jung c’est aussi se protéger. Mais Franz von Papen ne peut rencontrer le Führer : à la chancellerie on répond que Hitler vient d’arriver de Munich et qu’il se repose. Goering est absent. Il prononce un discours à Cologne. Papen se fait conduire au 8, Prinz-Albrecht-Strasse, et finalement obtient d’être reçu par le Reichsführer S.S. Himmler. Le chef de l’Ordre noir est glacial, poli, rassurant : une simple enquête, dit-il, sur laquelle il ne pouvait rien dévoiler pour l’instant. Papen racontera plus tard cette journée où la tragédie s’annonce proche. «Rentré à Berlin, se souvient-il, j’essayai vainement de joindre Hitler ou Goering. En désespoir de cause, je protestai avec véhémence auprès de Himmler qui répondit que Jung avait été arrêté sous l’inculpation de contacts illégaux avec des puissances étrangères. Une enquête était en cours. Himmler affirma ne pouvoir me donner d’autres précisions pour le moment, mais me promit l’élargissement rapide de mon collaborateur. »