À Oberhausen, on se soucie bien peu de ce que dit le ministre Hess. Toute la ville est dans la rue pour accueillir la Schalke 04 qui rentre de Berlin après son match victorieux ; la gare est assiégée : les S.A., les S.S., la police ferroviaire, tous sont débordés par la marée humaine qui acclame les joueurs, et surtout l’avant Kuzonna qui a marqué le but décisif. On lui pose sur les épaules une couronne en feuillage, énorme, qui lui descend au-dessous des genoux, puis le défilé commence dans la ville pavoisée. L’équipe de football est entassée dans deux voitures découvertes et toute la population la salue avec enthousiasme. Qui se soucie de Hess, des S.A., de la Gestapo ? La foule est là dans la fête populaire, toute une ville détendue et joyeuse agitant des drapeaux, ovationnant les vainqueurs d’un match de football comme dans n’importe quel régime démocratique où personne ne craint la brutale intervention des hommes armés, les persécutions des S.S. et des S.A. qui saluent le bras levé, mais que la foule ignore. On se croirait en Angleterre, dans l’une de ces villes industrielles où l’acier est roi ou bien en Suède. Oberhausen, ce lundi 25 juin, ce pourrait être la cité ouvrière de l’un de ces pays tranquilles, qu’enthousiasme le sport et qui ont oublié depuis des siècles les putschs, les complots, les polices secrètes et leurs tueurs, qui n’ont pas au coeur de l’État, une puissance respectée, inquiétante, la Reichswehr.
La Reichswehr, alors qu’on crie dans les rues d’Oberhausen, est sur ses gardes. Elle attend le putsch des S.A. Les officiers sont tenus d’avoir en permanence à portée de la main une arme. Certains s’insurgent : ils ne croient pas à la menace et refusent d’être dupes de ce qu’ils sentent être une machination. Quand un lieutenant vient, parce qu’il en a reçu la consigne, placer dans le bureau du colonel Gotthard Heinrici, des services généraux de l’armée, un fusil, pour qu’il puisse se défendre contre les S.A., Gotthard Heinrici s’emporte : « Je vous en prie, crie-t-il, ne vous rendez donc pas ridicule ! » Dans de nombreuses casernes ou dans les bureaux d’État-major, des officiers ont des réactions semblables.
En Silésie, le général Ewald von Kleist commande les troupes de la région militaire. C’est un officier remarquable, un militaire qui a le sens de l’honneur et une haute idée des principes. Depuis plusieurs jours des avertissements lui annoncent que la Sturmabteilung s’apprête à agir. Les dépêches proviennent de la Bendlerstrasse et de la Gestapo. Finalement, le général prend contact avec Heines qui commande les S.A. en Silésie : celui-ci nie, jure tout ignorer, et Kleist, sceptique déjà, se rend à ses arguments. Ne se trouve-t-on pas avec ces fausses alertes, ces rumeurs, en face d’une provocation montée par un groupe, sans doute les S.S., afin de dresser l’armée contre les S.A. pour permettre à l’Ordre noir de tirer parti de l’affrontement ? Kleist se rend immédiatement à Berlin. À la Bendlerstrasse, il lui est impossible d’attendre patiemment, il fait les cent pas dans l’antichambre du général Fritsch qui, sur la foi de nombreux rapports, a transmis les ordres d’alerte aux différentes unités. Finalement Kleist est reçu. Après quelques mots, sans hésiter, il dit son inquiétude, analyse le cas de la Silésie où tout est calme chez les S.A., il multiplie les arguments, et Fritsch peu à peu est ébranlé. La Reichswehr serait-elle dupe ?
On convoque Reichenau. Il arrive, raide, sanglé dans son uniforme. Il écoute sans bouger, sans manifester la moindre surprise ; Reichenau est au coeur de la machination. Il sait, mais pendant que le général Fritsch parle, et malgré son impassibilité distante, Reichenau s’inquiète : les scrupules d’hommes comme Kleist peuvent fort bien freiner l’action, sinon la compromettre. Et plus le temps passe, plus les doutes et les réticences d’officiers peuvent s’accroître. Il faut aller de l’avant, prendre de vitesse les hésitants, entraîner les tièdes, passer aux actes pour créer l’irréversible. Reichenau dans le grand bureau du général Fritsch regarde Kleist puis Fritsch et ne se donne même pas la peine de discuter leurs thèses.
« De toute façon, dit Reichenau sèchement, il est trop tard maintenant. »
6
SAMEDI 30 juin 1934
En vol au-dessus du Taunus. 2 heures 30
(du mardi 26 au jeudi 28 juin 1934)
LES S.S. A KAUFERING