Cependant les chevaux se sont présentés et l’attention se détourne de Papen. C’est la première course : Orchauf, à l’extérieur, une magnifique bête nerveuse, tendue, piaffe, alors que les jockeys tiennent bien en main Agalire qui est à l’intérieur, Palander au deuxième rang. Très vite, Graf Almaviva prend la tête du peloton qui court sous le ciel bas, dans le silence entrecoupé d’acclamations lointaines qui déferlent brutalement quand Athanasius, l’un des favoris, démarre, talonné par Blintzen. Course magnifique que ne trouble même pas le temps puisque la pluie a cessé : on voit simplement jaillir sous les sabots rageurs des chevaux des éclats de boue. À la fin de la première course, on entend à l’entrée du champ de course des acclamations, des mouvements agitent la foule, des officiers courent : le ministre Joseph Goebbels arrive d’Essen où il vient de prononcer un discours. On l’aperçoit qui gesticule, paraît s’indigner. Des informateurs lui racontent la manifestation en faveur de Papen. Il proteste, refuse de se trouver assis, à la tribune d’honneur, aux côtés de l’homme qu’il vient d’attaquer à Essen et qui symbolise cette « clique qui n’a rien appris ». Il se rend donc sur la pelouse parmi « les travailleurs du poing », le peuple des ouvriers allemands. On le reconnaît, on l’acclame. Papen note seulement : « Il obtint quelques applaudissements isolés – les Hambourgeois sont des gens polis –, mais ce fut tout. »
Papen hésite un instant puis sentant que la foule lui est favorable, il prend la décision d’affronter Goebbels. « Je résolus, raconte-t-il, de profiter au maximum des bonnes dispositions du public. C’était au fond une excellente occasion de me rendre compte si mon discours de Marburg avait plu aux seules classes supérieures ou s’il avait rencontré l’approbation des masses laborieuses. Je suivis donc Goebbels aux places à bon marché. Là, ma réception fut encore plus chaleureuse. Débardeurs, étudiants, ouvriers me firent une ovation délirante. Cette fois, c’en fut trop pour Goebbels. Vert de rage, il décida de ne pas assister au banquet officiel ».
Le ministre de la Propagande quitte donc le champ de courses. Il regagne la capitale allemande. À Goerlitzer, Gauleiter adjoint de Berlin, il déclare : « Cet animal de Papen est beaucoup trop populaire. Essayez donc, dans vos journaux, de le rendre ridicule. » Heydrich et Himmler sont immédiatement avertis de la manifestation du Derby. Hitler, dans son chalet de Berchtesgaden reçoit aussi de Goebbels un récit détaillé. Il y a les clameurs enthousiastes d’Essen, la Jeunesse hitlérienne qui a hurlé sa joie, les fêtes du Solstice durant lesquelles ont brûlé les torches et les feux de la ferveur germanique où communient le nazisme et les mythes païens. Mais, il y a aussi tous les Papen, les Klausener ; cette constellation imprécise d’opposants plus ou moins déterminés, et aussi ces S.A. qui, autour de Roehm, à Bad Wiessee attendent, espèrent tirer parti des agitations de la « clique » réactionnaire dénoncée par Goebbels.
Le Führer écoute, médite, se repose. Il regarde les sommets glacés. Il lui faut choisir : de part et d’autre il sent l’impatience monter. Papen pousse ses avantages, Roehm rassemble ses troupes, Himmler et Heydrich lancent déjà leurs tueurs sur les routes du Reich et les soldats de l’Ordre noir n’attendent plus qu’un signe pour traquer leurs victimes. Heure après heure, alors que l’Allemagne se passionne pour les résultats du Championnat national de football, que les joueurs enregistent que, dans le pari couplé du Derby de Hambourg, lors des deuxième et troisième courses, Tilly et Mitternach sont dans les rapports gagnant 204 et placé 10, que les Munichois, après la journée du dimanche passée à Bad Wiessee, regagnent la capitale bavaroise, que dans la pension Hanselbauer les chefs S.A. somnolent, heure après heure, alors que l’Allemagne vit dans l’ignorance et la quiétude de ce dernier dimanche de juin, le moment du choix et de l’action s’est encore rapproché pour le Führer.
Franz von Papen rejoint Berlin quelques heures après Goebbels. Le banquet offert par la ville de Hambourg aux différentes personnalités présentes au Derby a été animé. Seuls, agressifs, quelques officiers de la Sturmabteilung qui boivent beaucoup et parlent haut ont ignoré ostensiblement le vice-chancelier. Après une courte nuit de sommeil, Papen a, à nouveau, quitté la capitale dès le matin du lundi 25 juin. Il doit assister, en Westphalie, au mariage de sa nièce.