Il ne voit pas, lui qui s’imagine être le général le plus politique et le plus habile de la Reichswehr, les signes qui s’accumulent : non seulement les voitures de police qui circulent lentement comme pour surveiller la ville pourtant tranquille, mais aussi cette interview du Chancelier Hitler qui paraît dans le News Chronicle et dans laquelle le Führer parle du « sacrifice », peut-être nécessaire « des amis des premiers jours ». Sans doute le général Schleicher comme tant d’autres Allemands et les chefs S.A., est-il rassuré par l’absence de Hitler dont la radio et la presse annoncent qu’il se repose dans son chalet de Berchtesgaden. Comment une opération brutale pourrait-elle se préparer alors que le Führer n’est pas à Berlin, qu’il pose pour les photographes en culotte tyrolienne et reçoit ses intimes dans le grand salon vitré qui domine les alpages ?
Et les cinquante mille personnes qui se rassemblent dans un grand parc de la banlieue sud de Berlin pour assister à la messe dominicale célébrée par Mgr Barres sont, elles aussi, tranquilles. Dans l’herbe courte et drue, les fidèles s’agenouillent, en longues files, ils se dirigent vers l’autel pour communier, puis le Dr Klausener, directeur général des Travaux publics du Reich, qui fait figure de leader des catholiques allemands, prend la parole. Son discours est modéré : il adresse même quelques éloges au gouvernement et se contente de réclamer le droit, pour les catholiques, de célébrer dignement leur culte. Mais n’est-ce pas précisément ce qu’ils font, ce qu’ils viennent de faire et n’y a-t-il pas là la preuve que tout est calme dans le IIIeme Reich ?
Le Dr Klausener est applaudi vigoureusement avec calme, résolution et tranquillité.
Au même moment dans une autre banlieue, l’enthousiasme se déchaîne sur le stade de Berlin. Des dizaines de milliers de spectateurs crient leur joie en agitant des drapeaux à croix gammée et des drapeaux bavarois ; à la dernière minute de jeu, l’équipe de football de Oberhausen, la célèbre Schalke 04 vient de briser le match nul et de marquer le but décisif contre le I.F.C. Nuremberg : elle remporte le championnat d’Allemagne. La foule reste longtemps sur les gradins à commenter les dernières passes : Kalwitzki a « feinté » deux défenseurs et glissé la balle à l’avant de Oberhausen Kuzonna qui a marqué. Puis la foule s’écoule joyeusement, les enfants sont sur les épaules de leurs pères, des ouvriers endimanchés des faubourgs de Berlin discutent âprement avant de se rendre dans les brasseries trinquer au vainqueur. Tout paraît normal dans la capitale, joyeux même, parce que la journée d’été est longue.
Les voitures noires des chefs S.S. qui regagnent leurs régions croisent à la sortie de la ville des groupes qui reviennent du rassemblement catholique ou du stade. Les S.S. passent, la foule s’écarte, des S.A. mêlés à elle saluent, goguenards.
Ces hommes en chemise brune que peuvent-ils craindre ? Ne sont-ils pas toujours les puissants Alte Kämpfer auxquels les ministres eux-mêmes rendent hommage ? Les S.A. de la Ruhr, mêlés aux travailleurs aux visages burinés, à la peau racornie et comme brunie par la lueur des forges et des fours sont rassemblés depuis le dimanche matin 8 heures 40 dans le hall n° 5 de la foire-exposition d’Essen-Mülheim. Ce grand bâtiment de ciment armé, démesurément long, gris, triste, avec sa voûte en arc brisé, ressemble au temple austère de l’industrie, puissante et sinistre. Une large allée a été aménagée au centre et les sièges ont été disposés de part et d’autre. Des drapeaux, d’immenses étendards à croix gammée, pendent des balcons, couvrent la tribune qui a été aménagée au milieu du hall. S.A., travailleurs, jeunes des organisations nazies attendent depuis le matin et sous la voûte résonnent les éclats de voix, montent les vapeurs de milliers d’haleines car, dans ce hall de ciment, la température n’est pas élevée. À 8 heures 45, le chef régional de la Hitler-Jugend grimpe à la tribune : la grande démonstration a commencé. Il faut lutter contre les préjugés sociaux et l’esprit de classe, on va brûler, lance-t-il, les casquettes des lycéens et des étudiants qui sont le signe des hiérarchies passées. Certains, dans le hall, commencent à hurler de joie, et les cris redoublent quand on annonce l’arrivée de Rudolf Hess : « Il faut une discipline à la jeunesse » dit l’adjoint du Führer, et les cris d’exploser. Bientôt, après que Hess a terminé son allocution, ce sont les chants qui retentissent, les S.A. présents crient avec les jeunes et quand, vers 10 heures, la voiture découverte où ont pris place Ley et Goebbels arrive devant le hall, c’est un salut violent qui court sous la voûte.