En arrivant à Osnabrück tard dans la nuit, Joseph Goebbels trouve les nazis de la ville préoccupés. Des nouvelles parvenues de Quentzin, près de Greifenhagen font état d’incidents entre les S.A. et l’association nationale-socialiste des anciens combattants. Le Sturmführer S.A. Moltzahn, l’un des plus anciens chefs S.A. de Poméranie – il fait partie du mouvement national-socialiste depuis 1924 – était à l’honneur ce samedi 23 juin. Dans la petite ville grise, on célébrait aussi la fête du Solstice d’été. Les S.A., les membres des organisations de jeunesse écoutaient le discours du Sturmführer. Les Heil se répètent, scandant les phrases du chef S.A. Mais quand celui-ci veut donner des ordres au chef de la formation des combattants, l’ancien combattant Kummerow, celui-ci refuse. Kummerow s’empare d’un gourdin de chêne, en menace le S.A., puis on en vient aux mains et finalement Kummerow se saisit du poignard du S.A. et frappe Moltzahn à l’abdomen. Les S.A. se précipitent au milieu du tumulte, Moltzahn dont la chemise brune se rougit de sang s’est effondré : on arrête Kummerow. L’État-major de la Sturmabteilung s’enflamme. Goebbels à Osnabrück lit les premiers communiqués. La S.A. réclame la dissolution de l’Association d’anciens combattants, « le coup de poignard de Quentzin a atteint tous les Allemands ». Les autres communiqués de la S.A. condamnent par avance tous ceux qui voudront faire de l’incident une affaire individuelle. C’est, selon la Sturmabteilung, une affaire politique « Je ne connais rien de pire que toi et ta S.A. » avait à plusieurs reprises répété Kummerow en s’adressant à des S.A. Après avoir frappé Moltzahn, Kummerow a même lancé : « Si seulement j’avais pu lui transpercer les tripes. » « Un chef de la S.A. qui a sauvé l’Allemagne a été tué », répètent les S.A. Il est sûr qu’ils cherchent à se présenter en victimes : ce ne sont pas eux qui sont responsables du désordre. C’est eux qu’on frappe quand on veut frapper le national-socialisme. Voilà quels sont les résultats de la politique « modérée » des hommes qui conseillent le Führer. Il faut réagir, lance comme mot d’ordre la S.A. après l’incident de Quentzin. On ne peut plus laisser massacrer les héros du national-socialisme, les valeureux chefs S.A. Que va tenter la S.A. ? Dans le climat tendu de cette fin de juin, la question circule, angoissante, de la Bendlsrstrasse au 8 Prinz-Albrecht-Strasse, le siège de la Gestapo. Ceux-là même qui ont fait naître les faux bruits d’un complot S.A. qu’il faudrait déjouer commencent à s’inquiéter. Si réellement les hommes de Roehm prenaient de vitesse leurs adversaires et frappaient en se servant du moindre prétexte comme l’incident Quentzin ? On essaie, en ce 23 juin, de toucher Hitler, mais il est en route pour son chalet de Berchtesgaden et on ne peut le joindre. Goebbels téléphone longuement à Heydrich, puis à Himmler.
À Berlin, dans tous les groupes qui sont hostiles aux S.A., un pas de plus est ainsi franchi : l’inquiétude, la crainte d’être devancés poussent les uns et les autres à brûler leurs vaisseaux.
Ce samedi 23 juin, en fin de journée, le Generaloberst Fromm, chef des services généraux de l’armée, a rassemblé les officiers qui sont sous ses ordres pour une conférence confidentielle. Elle se tient à la Bendlerstrasse. Ne sont présents dans la salle au sol pavé de marbre blanc, raides sur leurs chaises à haut dossier symétriquement rangées autour de la longue table noire, que des officiers supérieurs. Le Generaloberst après un bref salut annonce solennellement qu’il tient de source sûre qu’un projet de coup d’État – un coup d’État imminent – a été mis au point par le capitaine Roehm qui compte agir avec l’aide des hommes de la S.A. L’armée doit être prête à intervenir pour assurer la défense de la légalité. Les officiers restent immobiles : ce n’est pas le lieu où l’on peut faire des commentaires.
Le lendemain, dimanche 24 juin, la nouvelle donnée par le generaloberst Fromm est confirmée : le général von Fritsch rassemble à son tour les officiers supérieurs présents à Berlin et leur ordonne de se préparer à faire échec à une tentative de putsch S.A. Toutes les informations, déclare Fritsch, tendent à prouver que le putsch S.A. est pour bientôt : quelques heures ou quelques jours au plus. Nécessairement, avant la mise en congé de la Sturmabteilung qui doit intervenir le 1er juillet. Les officiers supérieurs sont tenus de rassembler avec le maximum de discrétion leurs troupes et de les mettre en état d’alerte. Ainsi, après les S. S., la Reichswehr est donc à son tour sur pied de guerre. Et à Berlin, ce dimanche 24, les promeneurs d’Unter der Linden voient passer de nombreuses voitures de la police : depuis ce matin, elle aussi est en alerte. Autour des Sections d’Assaut, le piège se referme inexorablement.