– Avez-vous quelques nouvelles idées? demanda la reine; donnez m’en la primeur, je vous en prie.
– J’ai une idée, madame, qui mettra vingt millions dans la poche des Français, et sept ou huit millions dans la vôtre; pardon, dans la caisse de Sa Majesté.
– Ces millions seront les bienvenus ici et là. Par où arriveront-ils?
– Votre Majesté n’ignore pas que la monnaie d’or n’a point la même valeur dans tous les états de l’Europe?
– Je le sais. En Espagne, l’or est plus cher qu’en France.
– Votre Majesté a parfaitement raison, et c’est un plaisir que de causer finances avec elle. L’or vaut en Espagne, depuis cinq à six ans, dix-huit onces de plus par marc qu’en France. Il en résulte que les exportateurs gagnent sur un marc d’or qu’ils exportent de France en Espagne la valeur de quatorze onces d’argent à peu près.
– C’est considérable! dit la reine.
– Si bien que, dans un an, continua le ministre, si les capitalistes savaient ce que je sais, il n’y aurait plus chez nous un seul louis d’or.
– Vous allez empêcher cela?
– Immédiatement, madame; je vais hausser la valeur de l’or à quinze marcs quatre onces, un quinzième de bénéfice. Votre Majesté comprend que pas un louis ne restera dans les coffres, quand on saura qu’à la Monnaie ce bénéfice est donné aux porteurs d’or. La refonte de cette monnaie se fera donc, et dans le marc d’or, qui contient aujourd’hui trente louis, nous en trouverons trente-deux.
– Bénéfice présent, bénéfice futur, s’écria la reine. C’est une idée charmante et qui fera fureur.
– Je le crois, madame, et je suis bien heureux qu’elle ait si complètement obtenu votre approbation.
– Ayez-en toujours de pareilles, et je suis bien certaine alors que vous paierez toutes nos dettes.
– Permettez-moi, madame, dit le ministre, d’en revenir à ce que vous désirez de moi.
– Serait-il possible, monsieur, d’avoir en ce moment…
– Quelle somme?
– Oh! beaucoup trop forte peut-être.
Calonne sourit d’une manière qui encouragea la reine.
– Cinq cent mille livres, dit-elle.
– Ah! madame, s’écria-t-il, quelle peur Votre Majesté m’a faite; j’ai cru qu’il s’agissait d’une vraie somme.
– Vous pouvez donc?
– Assurément.
– Sans que le roi…
– Ah! madame, voilà qui est impossible; tous mes comptes sont chaque mois soumis au roi; mais il n’y a pas d’exemples que le roi les ait lus, et je m’en honore.
– Quand pourrai-je compter sur cette somme?
– Quel jour Votre Majesté en a-t-elle besoin?
– Au cinq du mois prochain seulement.
– Les comptes seront ordonnancés le deux; vous aurez votre argent le trois, madame.
– Monsieur de Calonne, merci.
– Mon plus grand bonheur est de plaire à Votre Majesté. Je la supplie de ne jamais se gêner avec ma caisse. Ce sera un plaisir tout d’amour-propre pour son contrôleur-général des finances.
Il s’était levé, avait salué gracieusement; la reine lui donna sa main à baiser.
– Un mot encore, dit-elle.
– J’écoute, madame.
– Cet argent me coûte un remords.
– Un remords… dit-il.
– Oui. C’est pour satisfaire un caprice.
– Tant mieux, tant mieux… Sur la somme, alors, il y aura au moins moitié de vrais bénéfices pour notre industrie, notre commerce ou nos plaisirs.
– Au fait, c’est vrai, murmura la reine, et vous avez une façon charmante de me consoler, monsieur.
– Dieu soit loué! madame; n’ayons jamais d’autres remords que ceux de Votre Majesté, et nous irons droit au paradis.
– C’est que, voyez-vous, monsieur de Calonne, ce serait trop cruel pour moi de faire payer mes caprices au pauvre peuple.
– Eh bien! dit le ministre en appuyant avec son sourire sinistre sur chacune de ses paroles, n’ayons donc plus de scrupules, madame, car, je vous le jure, ce ne sera jamais le pauvre peuple qui paiera.
– Pourquoi? dit la reine surprise.
– Parce que le pauvre peuple n’a plus rien, répondit imperturbablement le ministre, et que là où il n’y a rien le roi perd ses droits.
Il salua et sortit.
Chapitre 10
Illusions retrouvées. Secret perdu
À peine monsieur de Calonne traversait-il la galerie pour retourner chez lui, que l’ongle d’une main pressée gratta la porte du boudoir de la reine.
Jeanne parut.
– Madame, dit-elle, il est là.
– Le cardinal? demanda la reine, un peu étonnée du mot
Elle n’acheva pas, Jeanne avait déjà introduit monsieur de Rohan et pris congé, en serrant à la dérobée la main du protecteur protégé.
Le prince se trouva seul à trois pas de la reine, à laquelle il fit bien respectueusement les saluts obligés.
La reine, voyant cette réserve pleine de tact, fut touchée; elle tendit sa main au cardinal, qui n’avait pas encore levé les yeux sur elle.
– Monsieur, dit-elle, on m’a rapporté de vous un trait qui efface bien des torts.
– Permettez-moi, dit le prince en tremblant d’une émotion qui n’était pas affectée, permettez-moi, madame, de vous affirmer que les torts dont parle Votre Majesté seraient bien atténués par un mot d’explication entre elle et moi.