Et il salua de façon à épouvanter la reine plus qu’il ne l’avait surprise.
– Il y a quelque chose, dit Jeanne attentive.
– Où logez-vous donc à présent? reprit la reine.
– À Versailles, madame, dit Olivier.
– Depuis combien de temps?
– Depuis trois nuits, répondit le jeune homme en appuyant du regard, du geste et de la voix sur les mots.
La reine ne manifesta aucune émotion; Jeanne tressaillit.
– Est-ce que vous n’avez pas quelque chose à me dire? demanda la reine à Charny avec une douceur angélique.
– Oh! madame, répliqua celui-ci, j’aurais trop de choses à dire à Votre Majesté.
– Venez! fit-elle brusquement.
«Veillons», pensa Jeanne.
La reine, à grands pas, marcha vers ses appartements. Chacun la suivit non moins agité qu’elle. Ce qui parut providentiel à madame de La Motte, ce fut que Marie-Antoinette, pour éviter de paraître chercher un tête-à-tête, engagea quelques personnes à la suivre.
Au milieu de ces personnes se glissa Jeanne.
La reine arriva dans son appartement et congédia madame de Misery et tout son service.
Il faisait un temps doux et voilé, le soleil ne perçait pas les nuages, mais il faisait filtrer sa chaleur et sa lumière au travers de leurs épaisses fourrures blanches et bleues.
La reine ouvrit la fenêtre qui donnait sur une petite terrasse; elle s’établit devant son chiffonnier chargé de lettres. Elle attendit.
Peu à peu, les personnes qui l’avaient suivie comprirent son désir d’être seule, et s’éloignèrent.
Charny, impatient, dévoré par la colère, froissait son chapeau dans ses mains.
– Parlez! parlez! dit la reine; vous paraissez bien troublé, monsieur.
– Comment commencerai-je? dit Charny, qui pensait tout haut; comment oserai-je accuser l’honneur, accuser la foi, accuser la majesté?
– Plaît-il? s’écria Marie-Antoinette en se retournant vivement avec un flamboyant regard.
– Et cependant, je ne dirai pas ce que j’ai vu! continua Charny.
La reine se leva.
– Monsieur, dit-elle froidement, il est bien matin pour que je vous croie ivre; et pourtant vous avez une attitude qui convient mal aux gentilshommes à jeun.
Elle s’attendait à le voir écrasé par cette méprisante apostrophe; mais lui, immobile:
– Au fait, dit-il, qu’est-ce qu’une reine? Une femme. Et moi, que suis-je? Un homme aussi bien qu’un sujet.
– Monsieur!
– Madame, n’embrouillons point ce que j’ai à vous dire par une colère qui aboutirait à la folie. Je crois vous avoir prouvé que j’avais du respect pour la majesté royale; je crains d’avoir prouvé que j’avais un amour insensé pour la personne de la reine. Ainsi, faites votre choix: à laquelle des deux, de la reine ou de la femme, voulez-vous que cet adorateur jette une accusation d’opprobre et de déloyauté?
– Monsieur de Charny, s’écria la reine en pâlissant et en marchant vers le jeune homme, si vous ne sortez pas d’ici, je vous ferai chasser par mes gardes.
– Je vais donc vous dire, avant d’être chassé, pourquoi vous êtes une reine indigne et une femme sans honneur! s’écria Charny ivre de fureur. Depuis trois nuits, je vous suis dans votre parc!
Au lieu de la voir bondir, comme il l’espérait, sous ce coup terrible, Charny vit la reine lever la tête et s’approcher:
– Monsieur de Charny, dit-elle en lui prenant la main, vous êtes dans un état qui me fait pitié; prenez garde, vos yeux étincellent, votre main tremble, la pâleur est sur vos joues, tout votre sang afflue au cœur Vous souffrez, voulez-vous que j’appelle?
– Je vous ai vue! répéta-t-il froidement, vue avec cet homme quand vous lui avez donné la rose; vue quand il vous a baisé les mains; vue quand, avec lui, vous êtes entrée dans les bains d’Apollon.
La reine passa une main sur son front, comme pour s’assurer qu’elle ne dormait pas.
– Voyons, dit-elle, asseyez-vous, car vous allez tomber si je ne vous retiens; asseyez-vous, vous dis-je.
Charny se laissa tomber en effet sur un fauteuil, la reine s’assit auprès de lui sur un tabouret; puis, lui tenant les deux mains et le regardant jusqu’au fond de l’âme:
– Soyez calme, dit-elle, apaisez le cœur et la tête, et répétez-moi ce que vous venez de me dire.
– Oh! voulez-vous me tuer! murmura le malheureux.
– Laissez, que je vous questionne. Depuis quand êtes-vous revenu de vos terres?
– Depuis quinze jours.
– Où logez-vous?
– Dans la maison du louvetier, que j’ai louée exprès.
– Ah! oui, la maison du suicide, aux limites du parc?
Charny affirma du geste.
– Vous parlez d’une personne que vous auriez vue avec moi?
– Je parle d’abord de vous, que j’ai vue.
– Où cela?
– Dans le parc.
– À quelle heure? Quel jour?
– À minuit, mardi, pour la première fois.
– Vous m’avez vue?
– Comme je vous vois, et j’ai vu aussi celle qui vous accompagnait.
– Quelqu’un m’accompagnait? Reconnaîtriez-vous cette personne?
– Tout à l’heure, il m’avait semblé la voir ici; mais je n’oserais affirmer. La tournure seulement ressemble; quant au visage, on le cache quand on a de ces crimes à commettre.
– Bien! dit la reine avec calme; vous n’avez pas reconnu ma compagne, mais moi…
– Oh! vous, madame, je vous ai vue… Tenez… est-ce que je ne vous vois pas?