Elle frappa du pied avec anxiété.
– Et… ce compagnon, dit-elle, celui à qui j’ai donné une rose… car vous m’avez vue donner une rose.
– Oui: ce cavalier, jamais je ne l’ai pu joindre.
– Vous le connaissez, pourtant?
– On l’appelle monseigneur; c’est tout ce que je sais.
La reine frappa son front avec une fureur concentrée.
– Poursuivez, dit-elle; mardi, j’ai donné une rose… et mercredi?…
– Mercredi, vous avez donné vos deux mains à baiser.
– Oh! murmura-t-elle en se mordant les mains… Enfin, jeudi, hier?…
– Hier, vous avez passé une heure et demie dans la grotte d’Apollon avec cet homme, où votre compagne vous avait laissés seuls.
La reine se leva impétueusement.
– Et… vous… m’avez vue? dit-elle en saccadant chaque syllabe.
Charny leva une main au ciel pour jurer.
– Oh!… gronda la reine, emportée à son tour par la fureur… il le jure!
Charny répéta solennellement son geste accusateur.
– Moi? moi? dit la reine en se frappant le sein, moi, vous m’avez vue?
– Oui, vous, mardi, vous portiez votre robe verte à raies moirées d’or; mercredi, votre robe à grands ramages bleus et rouille. Hier, hier, la robe de soie feuille-morte dont vous étiez vêtue lorsque je vous ai baisé la main pour la première fois! C’est vous, c’est bien vous! Je meurs de douleur et de honte en vous disant: Sur ma vie! sur mon honneur! sur mon Dieu! c’était vous, madame; c’était vous!
La reine se mit à marcher à grands pas sur la terrasse, peu soucieuse de laisser voir son agitation étrange aux spectateurs qui, d’en bas, la dévoraient des yeux.
– Si je faisais un serment, dit-elle… si je jurais aussi par mon fils, par mon Dieu!… J’ai un Dieu comme vous, moi!… Non, il ne me croit pas!… Il ne me croirait pas!
Charny baissa la tête.
– Insensé! ajouta la reine en lui secouant la main avec énergie; et elle l’entraîna de la terrasse dans sa chambre.
«C’est donc une bien rare volupté que celle d’accuser une femme innocente, irréprochable; c’est donc un honneur bien éclatant que celui de déshonorer une reine… Me crois-tu, quand je te dis que ce n’est pas moi que tu as vue? Me crois-tu quand je te jure sur le Christ que, depuis trois jours, je ne suis pas sortie après quatre heures du soir? Veux-tu que je te fasse prouver par mes femmes, par le roi, qui m’a vue ici, que je ne pouvais être ailleurs? Non… non… il ne me croit pas! il ne me croit pas!
– J’ai vu! répliqua froidement Charny.
– Oh! s’écria tout à coup la reine, je sais, je sais! Est-ce que déjà cette atroce calomnie ne m’a pas été jetée à la face? Est-ce qu’on ne m’a pas vue au bal de l’Opéra, scandalisant la cour? Est-ce qu’on ne m’a pas vue chez Mesmer, en extase, scandalisant les curieux et les filles de joie?… Vous le savez bien, vous qui vous êtes battu pour moi!
– Madame, en ce temps-là, je me suis battu parce que je n’y croyais pas. Aujourd’hui, je me battrais parce que j’y crois.
La reine leva au ciel ses bras raidis par le désespoir, deux larmes brûlantes roulèrent de ses joues sur son sein!
– Mon Dieu! dit-elle, envoyez-moi une pensée qui me sauve. Je ne veux pas que celui-là me méprise, ô mon Dieu!
Charny se sentit remué jusqu’au fond du cœur par cette simple et vigoureuse prière. Il cacha ses yeux dans ses deux mains.
La reine garda un instant le silence; puis après avoir réfléchi:
– Monsieur, dit-elle, vous me devez une réparation. Voici celle que j’exige de vous: trois nuits de suite vous m’avez vue dans mon parc la nuit, en compagnie d’un homme. Vous saviez pourtant qu’on a déjà abusé de la ressemblance; qu’une femme, je ne sais laquelle, a dans le visage et la démarche quelque chose de commun avec moi, moi, malheureuse reine; mais puisque vous aimez mieux croire que c’est moi qui courais ainsi la nuit; puisque vous direz que c’est moi, retournez dans le parc à la même heure; retournez-y avec moi. Si c’est moi que vous avez vue hier, forcément vous ne me verrez plus aujourd’hui, puisque je serai près de vous. Si c’est une autre, pourquoi ne la reverrions-nous pas ensemble? Et si nous la voyons… Ah! monsieur, regretterez-vous tout ce que vous venez de me faire souffrir?
Charny serrant son cœur de ses deux mains:
– Vous faites trop pour moi, madame, murmura-t-il; je mérite la mort: ne m’écrasez pas de votre bonté.
– Oh! je vous écraserai avec des preuves, dit la reine. Pas un mot à qui que ce soit. Ce soir, à dix heures, attendez seul à la porte de la louveterie ce que j’aurai décidé pour vous convaincre. Allez, monsieur, et ne laissez rien paraître au-dehors.
Charny s’agenouilla sans dire un mot, et sortit.
Au bout du deuxième salon, il passa involontairement sous le regard de Jeanne, qui le couvait des yeux, et qui, au premier appel de la reine, se tint prête à entrer chez Sa Majesté avec tout le monde.
Chapitre 21
Femme et démon
Jeanne avait remarqué le trouble de Charny, la sollicitude de la reine, l’empressement de tous deux à lier conversation.