— Rue Saint Martin, au 44.
— J'irai la visiter demain matin. Je commence à piger la raison pour laquelle ces gens ont voulu te supprimer.
— Laquelle t'est-ce ? demande Pinuche sur lequel Béru a une forte influence.
— Lorsque tu t'es présenté, en vitrier, le secrétaire qui doit avoir une mémoire visuelle très exercée s'est souvenu de ta physionomie laquelle est assez marquante j'en conviens. Sans doute est-il allé vérifier dans le dossier. Et comme il n'est pas idiot, il s'est tenu le raisonnement suivant. « Cet homme qui cherche à nous blouser est aux côtés d'une de nos compatriotes, sur la photographie, dans une posture familière. Peut-être est-il Alabanien ? S'il est Alabanien, il a compris ce que je disais au téléphone. Donc il faut coûte que coûte le faire taire ».
— C'était si important que ça, ce qu'il disait ?
— Je ne vois pas d'autre explication rationnelle, mon petit Père. Bon, je te laisse finir ta nuit ; recolle-toi bien, Pinuche.
— Attends, ça t'ennuierait de me gratter la plante des pieds ?
— Un peu, avoué-je, je n'ai pas de gants.
Je m'en vais, l'abandonnant à ses démangeaisons.
Rentré chez moi, je vais droit au frigo et je me tape un grand verre de lait glacé. La nuit, avant la dorme, c'est radical (comme disait le président Herriot). Sur la pointe des pinceaux je monte dans ma chambrette. Le papier cretonne, le lit de bois bien ciré, les vieux meubles fourbis par Félicie sont de bons amis accueillants dont la sérénité me calme. Je m'introduis entre deux draps bien frais et j'y vais de la ronflette réparatrice avec rêves d'azur et vue imprenable sur le néant.
Quand je me lève, le lendemain matin, il fait un temps merveilleux. Le soleil crépite, les petits oiseaux préparent leur concours d'entrée à la Scala de Milan et le ciel bleu ressemble à la bannière des enfants de Marie. Je prends brusquement une décision héroïque. Une décision comme je n'en ai encore jamais prise : celle de rester chez moi.
Parfaitement, les gars, comprenne qui peut, votre San-Antonio valeureux, celui qui pulvérise les mâchoires et les mystères les plus solides, éprouve, tout à coup, l'envie de jouer les pères pantoufles. Après ce démarrage en trombe dans la plus délicate et la plus surprenante des enquêtes, la nécessité d'un temps mort se fait sentir. Je me dis qu'il ne suffit pas de toujours foncer bille en tête dans la vie ; par instants on a besoin de faire le point, et parfois aussi — de faire le poing. Félicie prépare un cacao-maison dans la cuisine. Une bonne odeur de toasts grillés flotte dans l'air à la ronde. Je cramponne ma bonne vieille par les épaules et je lui fais la bise matinale
— Tu n'es pas pressé ce matin ?
— Non, M'man. Aujourd'hui je me donne campo. J'ai bien envie de faire un peu de jardinage.
— Bien vrai, mon grand, tu passes ta journée ici ?
— C'est juré, M'man.
— Alors je vais te faire des filets de sole au vermouth et des rognons sautés !
— Tu vas me déguiser en Bérurier, M'man, avec ta cuisine façon Grand Véfour !
La voilà toute joyce, la chérie.
Je m'habille en cradingue et je vais bricoler la végétation du jardin. Un escargot me fait les cornes, une abeille joue du vibreur, c'est bath. Voyez-vous, bande d'empaquetés, on ne se rapproche pas assez de la nature. Nous vivons tous à califourchon sur la fusée Atlas en rouscaillant parce qu'elle ne va pas assez vite. On devrait davantage s'asseoir dans son jardin et regarder les abeilles faire leur petit turbin. Il est loin, le consulat d'Alabanie et son étrange faune morte ou vivante. Je me demande comment ça se passe chez ces messieurs. Mais je me le demande avec détachement, en me foutant pas mal de la réponse. Je n'ai même pas l'idée de bigophoner au Vieux pour lui demander ce qu'il en est ! Je vous le répète, je suis en pleine léthargie.
J'arrache un peu de mauvaise herbe, histoire de jouer les manuels. Mais j'ai rien contre le chiendent, les gars. Après tout c'est une plante qui en vaut une autre. C'est une vue de l'esprit (et de quel esprit étroit !) que de classer les plantes et les animaux en bons et en mauvais. Pourquoi une vipère ne vaudrait-elle pas un chien ? Et pourquoi une ortie serait-elle moins sympa qu'un chou. Je vous le demande ?