Mme Saugrenut, notre femme de ménage arrive, avec son fichu noir et son sac à provisions. C'est une petite vieille dont la bouille ressemble à une pomme moisie. Elle a une voix qui rappelle le cri d'un pédalier rouillé. Par la fenêtre de la cuisine ou je les entends bavarder, Mman et elle. Mme Saugrenut, c'est le genre « la vie ne m'a pas épargnée ». Tous les malheurs au grand complet : l'Assistance publique, le mari alcoolique, le fils tué à la guerre, la fille enfuie avec un malfrat. Quand le bon Dieu invente une nouvelle tuile, vite il l'essaie sur la mère Saugrenut. Les rappels d'impôts, les expropriations, les courts-circuits, les pannes de gaz, les cheminées qui tombent, c'est pour sa pomme, à cette pauvre dadame. Pourtant, reconnaissez-le, ça tombe rarement, une cheminée. Eh bien, celle des Saugrenut, elle se fait la valoche comme une grande. Et bien entendu en chutant elle ne manque pas d'écraser le vélo du mari rangé en bordure du trottoir. La pommade, quoi ! Le plus dur, à ce que raconte la petite vioque, c'est de s'y habituer ; mais après ça va tout seul. Lorsqu'elle reste quarante-huit plombes sans avoir de pépins, il lui manque quelque chose et elle se met à appréhender. Alors le destin la rassure en écrasant son chat ou en lui cloquant un fibrome style XV de France. Félicie assure que s'il y a un bon Dieu, Il fera asseoir la mère Saugrenut à sa droite lorsqu'elle ira faire le ménage là-haut. Moi je me dis que rien n'est moins sûr. Ma tronche à couper qu'il y aura une erreur d'aiguillage et qu'un archange distrait la branchera dare-dare sur Satan. Les marmites c'est son lot, à c't'femme.
Elle est en train de raconter que son canari est crevé pendant la nuit. Elle ne pleure plus. Il y a belle lurette que les chagrins l'ont déshydratée. Et pourtant, ce canari, c'était un bon copain. Le seul canari
Ça ne fait rien : elle espère quand même. C'est tenace à cet âge.
Je ferme les yeux pour mieux m'abandonner au soleil de printemps. Notre jardin sent la terre fraîche et l'arbre en fleurs. Et puis voilà que le bignou carillonne. Les deux femmes arrêtent leur causette. La sonnerie cesse. Puis M'man paraît dans l'encadrement de la porte, la mine ravagée par l'appréhension.
— C'est pour toi, Antoine : M. Bérurier.
— Dis-lui qu'il aille se faire peindre en vert ! riposté-je. Invente n'importe quoi : je suis malade, je discute le bout de gras avec le ministre de l'Intérieur ou avec celui de l'Extérieur, au choix.
Elle soupire. Le mensonge, c'est pas son turf à Mman. Même pour avoir la joie de me garder une journée dans ses jupes elle répugne à ces procédés. Pourtant elle disparaît. Tout retombe dans l'ordre et dans la tendre langueur de cette matinée. Mon abeille s'est barrée dans le jardin d'à côté. Je note à ce propos que nos voisins ont changé de bonniche. Avant ils avaient à leur service (et au mien) une petite brunette polissonne qui s'y entendait comme pas douze pour vous astiquer les objets précieux.
Ils ont remplacé cette bonne à tout faire (absolument tout), par une big vachasse made in Bretagne qui doit peser une tonne et qui ressemble à B.B. (Berthe Bérurier). Pour l'instant, la nouvelle secoue un tapis simili persan, entièrement tissé-machine par des retraités du gaz. Elle cause un tel déplacement d'air que les ménagères du voisinage s'émeuvent, croyant à une tornade et se hâtent de fermer leurs volets.
Qu'es-ce que l'Enorme pouvait bien me vouloir ? Ça me travaille le cuir, en loucedé. Le remords me taraude menu. Ça démarre comme un mal de chaille. Au début, c'est juste une petite lancée insignifiante, mais qui se répète en plus fort et qui devient vite insupportable.
Une force irrésistible me pousse vers la maison. Mme Saugrenut et Félicie sont en train de faire les carreaux du vestibule. C'est la dame-au-canari-mort qui lave à la brosse tandis que M'man passe la serpillière.