M. Hercule Poirot, n'ayant rien de mieux а faire, s'amusa а la dйtailler, sans en laisser rien paraоtre.
Cette inconnue, estima-t-il, appartenait au genre de femmes qui savent se dйbrouiller partout et en toutes circonstances. Etait-elle jolie ? Il apprйciait la rйgularitй austиre de ses traits et de pвleur dйlicate de son teint, ses cheveux noirs aux ondulations nettes et ses yeux gris au regard froid et impersonnel... Dйcidйment, il lui trouvait l'air un peu trop grave pour la qualifier de « jolie femme ».
Bientфt, un autre personnage entra dans le wagon-restaurant, un homme de quarante а cinquante ans, de haute taille, au visage maigre, а la peau hвlйe et aux tempes grisonnantes.
« Le colonel, retour des Indes », se dit Poirot а lui-mкme.
Le nouvel arrivant salua la jeune fille.
Bonjour, mademoiselle Debenham.
Bonjour, colonel Arbuthnot.
L'officier restait debout, une main posйe sur le dossier de la chaise en face de la jeune fille.
Je ne vous dйrange pas ?
Pas le moins du monde. Asseyez-vous.
On n'est pas toujours disposй а bavarder au petit dйjeuner.
Non, mais tranquillisez-vous, je ne mords pas.
Le colonel s'assit.
Garзon ! appela-t-il d'une voix autoritaire.
Il commanda des њufs et du cafй.
Les yeux du colonel se posиrent un instant sur Hercule Poirot, puis se dйtournиrent, indiffйrentes. Poirot devina que l'Anglais songeait en lui-mкme : « Bah ! ce n'est qu'un simple йtranger. »
Fidиles а leur tempйrament, les deux Anglais se montrиrent peu loquaces. Ils йchangиrent quelques brиves remarques et, au bout d'un moment, la jeune femme se leva et regagna son compartiment.
Au dйjeuner, tous deux se retrouvиrent а la mкme table et feignirent d'ignorer la prйsence du troisiиme voyageur. Leur conversation fut cependant un peu plus animйe. Le colonel parla de Punjah et posa а sa compagne plusieurs question sur Bagdad oщ elle avait occupй un poste de gouvernante. Au cours de la conversation, ils se dйcouvrirent des amis communs et peu а peu devinrent plus familiers l'un envers l'autre. Le colonel s'informa si elle allait directement en Angleterre ou si elle comptait s'arrкter а Constantinople.
Non, je vais tout droit а Londres.
Quel dommage de ne pas visiter Stamboul en passant.
J'ai dйjа fait le voyage il y a deux ans et j'ai passй trois jours а Stamboul.
En ce cas, je suis heureux que vous ne vous arrкtiez point, puisque moi aussi je continue tout droit.
Il esquissa un salut et rougit lйgиrement.
« Notre colonel est pincй, songea Poirot. Le train est aussi dangereux que le paquebot ! »
Miss Debenham, d'un ton calme, reconnut que le voyage semblerait en effet moins
long.
Hercule Poirot remarqua que le colonel accompagnait la jeune fille jusqu'а son compartiment. Un peu plus tard, le train passa devant la chaоne de montagne du Taurus. Debout dans le corridor, Miss Debenham et l'officier anglais contemplaient le paysage farouche et magnifique. Poirot qui se trouvait non loin d'eux, entendit la jeune fille soupirer :
Oh ! que c'est beau ! Je voudrais. je voudrais.
Quoi donc ?
Pouvoir regarder davantage ce spectacle !
Arbuthnot ne rйpondit pas. Son profil parut plus grave.
Je souhaiterais vous voir en dehors de tout cela ! murmura-t-il.
Chut ! Taisez-vous !
Ah ! oui, vous avez raison.
Il lanзa un coup d'њil du cфtй de Poirot, puis continua :
Si vous saviez а quel point je souffre de vous savoir dans cette situation de gouvernante а la merci des mиres tyranniques et de leurs insupportables gamines !
Dйtrompez-vous ! dit-elle avec un petit rire nerveux. La gouvernante opprimйe n'est plus qu'un mythe. Je vous assure que ce sont plutфt les parents qui me craignent.
Il y eut un silence. Peut-кtre Arbuthnot йtait-il confus de son indiscrйtion.
« Ces deux-lа m'ont l'air de jouer la comйdie », si dit Poirot.
Plus tard, il devait se souvenir de cette rйflexion.
Le train entra en gare de Konya vers onze heures et demie du soir. Les deux Anglais descendirent sur le quai pour se dйgourdir les jambes.
M. Poirot se contenta d'abord d'observer а travers une fenкtre le va-et-vient de la station. Au bout d'une dizaine de minutes, il pensa qu'aprиs tout un peu d'air frais lui ferait du bien. Il se livra а divers prйparatifs : s'enveloppa de son manteau et de son cache-nez et enfonзa ses souliers dans des caoutchoucs. Ainsi attifй, il posa le pied avec prйcaution sur l'asphalte couvert de neige et marcha jusqu'а ce qu'il eыt dйpassй la locomotive.
Un bruit de voix attira son attention vers deux formes indistinctes, debout dans l'ombre d'un wagon de marchandises. Arbuthnot parlait :
Mary.
La jeune fille l'interrompit.
Pas maintenant ! Pas maintenant ! Quand l'affaire sera finie. Tout а fait terminйe. Alors.
Discrиtement, Poirot s'йloigna, intriguй.
Il avait eu peine а reconnaоtre la voix habituellement calme et autoritaire de Miss Debenham. « Voilа qui est bien curieux », se dit-il.
Le lendemain, quand il revit les deux voyageur, il se demanda si ceux-ci s'йtaient querellйs. Ils se parlaient peu et la jeune fille, pвle et les yeux cernйs, semblait trиs inquiиte.