Hilaire avait réservé sa réponse jusqu'au lendemain, s'était consciencieusement précipité dans une librairie ésotérique et, avec ses derniers francs — Arthur l'avait invité à dîner le soir même, il était paré de ce côté-là — avait fait une razzia d'ouvrages rédigés dans un esprit primaire certes, mais passionnants et documentés. Ce qui l'intéressait par-dessus tout, c'était l'étiologie, la recherche des causes : pourquoi l'humanité avait-elle un tel besoin de merveilleux, une telle soif de certitudes? Lui, qui avait toujours vécu au jour le jour, autant par goût que par nécessité, ne comprenait pas qu'on pût avoir l'envie d'assujettir ses actes au bon vouloir d'une puissance supérieure, Dieu, le Zen, Mahomet, Bouddha ou la planète Pluton : cela n'avait pas de sens et enlevait tout sel à la vie en la privant de la notion qui lui confère sa valeur, le risque. Il se jura d'approfondir plus tard ce problème des causes, se bornant pour l'instant à assimiler celui des effets, pénétrant plus avant dans le symbolisme des tarots, la position des planètes par rapport au solstice, s'enfonçant avec curiosité et dégoût dans les arcanes de la divination par le marc de café, aux secrets des lignes de la main, à la pseudo-mathématique de la physiognomonie. Il se trouvait dans un bar, non loin de la fête foraine. Quand il fut l'heure d'aller dîner, sa décision était prise : il essaierait d'être mage, assez sûr de lui pour ne pas provoquer de drames chez ses futurs clients, assez psychologue aussi pour leur rendre leur optimisme et un esprit combatif puisque c'était précisément ce que venaient chercher ces crétins, incapables d'oser sans avoir la certitude de vaincre. Arthur avait accueilli sa réponse avec enthousiasme :
« Tu vas voir petite tête, on va se bourrer!
— On?…
— Ben oui, qu'est-ce que tu crois? La roulotte est à moi, on est fifty-fifty, comme en 40! » (C'était le cas de le dire.)
Dès le lendemain, un peu gêné, il recevait sa première cliente, une bouchère abandonnée par son mari. Il l'avait écoutée avec attention, stupéfait qu'une créature aussi commune pût éprouver un tel chagrin. Elle parlait, parlait, entre deux sanglots, sans que le « Prophète de Cascaïs » songeât à lui dire quoi que ce soit ou à l'interrompre. Tout au plus, hochait-il la tête de temps en temps d'un air compréhensif, quand le flot verbal de sa visiteuse semblait se ralentir, ou hésiter entre plusieurs directions du malheur, pour repartir de plus belle, droit sur son idée fixe : son louchebem envolé. Quand elle s'était tue, vidée de ses confidences, à bout de son histoire, il y avait eu un bref silence qu'elle n'avait pu supporter, le brisant par un :
« Professeur, vous ne saurez jamais le bien que vous m'avez fait. Merci… Merci… »
Et elle était partie, glissant sur la table un gros billet. Ahuri, le « professeur » avait immédiatement compris le premier principe de son nouveau gagne-pain : être une oreille. Cette femme ne l'avait payé que pour être écoutée, elle avait puisé dans son silence un réconfort qu'il n'avait rien fait pour lui donner. Son histoire minable, elle se l'était récitée à voix basse, devant témoin, et elle avait été exorcisée. Voilà qui était étrange. Arthur avait passé la tête :
« Alors, ça a marché? »
Puis, apercevant le billet :
« Dis donc, ça commence bien! Qu'est-ce que tu lui as raconté pour qu'elle te laisse autant?
— Rien. Pas un mot. Je n'ai pas ouvert la bouche. »
Admiratif, Arthur lui avait lancé une grande claque dans le dos :
« T'es un crack! On continue! »
Et le Prophète avait continué, se prenant au jeu de sa propre dialectique, mettant un point d'honneur à voir partir tout le monde content, sauf ceux qui venaient à lui avec un air agressif ou goguenard, qu'il prenait plaisir à démolir et à plonger dans l'inquiétude. C'était pour lui un pouvoir, tout nouveau, dont il n'avait pas encore bien exploré les limites ni clairement compris les responsabilités. Arthur lui avait demandé la veille :
« Faut que tu te trouves un blaze, quelque chose de ronflant, qui fasse exotique, le Sorcier vaudou ou un truc dans ce genre. Comment tu veux t'appeler? Ben, parle… Puisque tu fais des prophéties?
— Le Prophète?
— Ça suffit pas. Faut que tu aies l'air de venir de loin. Tu comprends, si tu dis que tu es du quartier, ça fait pas sérieux… le Prophète de Pigalle! Alors, d'où tu veux venir?
— De Cascaïs.
— C'est où, ça?
— Au Portugal, pas loin de Lisbonne, près d'Estoril.
— Y a des mages dans le coin?
— Non. Mais c'est un endroit où je suis passé, une fois. J'avais eu envie de m'arrêter, pour y vivre.
— Va pour Cascaïs! Eh! Louise! Écoute ça! Le Prophète de Cascaïs! Çà sonne bien, non? Sacré Hilaire! »