Survint le premier événement, qui faillit lui faire admettre, sinon comprendre, le point de vue de ces irresponsables. Pour un gros industriel de Bordeaux, il avait dessiné une carte du ciel, traçant dans un cercle à grands coups de couleurs, selon l'usage, les périodes fastes et néfastes, vert et rouge, jaune et bleu, selon qu'elles bénéficiaient ou non de la protection des astres. Un jour entre tous lui paraissait contraire, le 9 février, où tous les aspects planétaires de son client — un certain Michel Jurvilliers — lui semblaient en dissonance.
La deuxième fois, il avait tiré les cartes à une putain du quartier :
« Vous pouvez tout me dire, monsieur le professeur… Je n'y crois pas.
— Pourquoi venez-vous donc me voir?
— C'est les copines qui me l'ont dit. Et puis ça m'amuse, pas vrai, puisque c'est bidon! »
Il lui avait fait trois tours différents, celui du cercle, celui du prénom et le grand jeu : dans les trois, il avait tiré la mort. La mort immédiate. Hilaire n'y croyait pas, bien sûr, mais par charité, malgré l'agacement que lui inspirait le scepticisme de sa cliente — le scepticisme d'autrui était pour lui la fin de la manne — il avait préféré lui taire l'inquiétante nouvelle. Le lendemain, la fille était assassinée dans sa chambre par l'une de ses pratiques. La mort des autres nous est toujours légère, mais celle-ci tracassa la conscience et la paix intérieure du Prophète, comme s'il en avait eu une part de responsabilité : peut-être, s'il l'avait prévenue, aurait-elle pu éviter sa fin accidentelle? Troublé par un sentiment de culpabilité, il alla s'en ouvrir à Arthur, qui avait cessé de faire tourner la roue de la fortune pour aller jeter les dés dans un bistrot du coin et y boire ses dividendes. Le forain avait été formel :
« Quand tu tires la mort, t'as qu'à pas leur dire.
— Justement, je ne lui avais rien dit.
— Alors t'y es pour rien! »
Absous, mais insatisfait, Hilaire commença à se poser des questions : et s'il y avait un peu de vrai dans ces balivernes? S'il ne faisait que jouer les apprentis sorciers, sans bien savoir à quoi il touchait? C'était absurde… Il n'allait pas à son tour succomber aux vertiges de cet ésotérisme de bazar. Un mois plus tard, survint le troisième événement.
Il allait être déterminant sur la suite de sa vie. Il dînait en compagnie de Louise et Arthur, quand ce dernier avait insisté pour savoir comment s'y prenait le Prophète :
« C'est pas possible qu'ils soient si cons pour lâcher autant de fraîche. Explique-moi, quoi! »
Louise, de plus en plus affamée de métaphysique, s'était jointe à ses prières :
« Allez-y, monsieur Kalwozyac, montrez-lui un peu! Il fait le malin. Faut toujours qu'il se croie plus fort que les autres! »
Amusé, Hilaire avait sorti un jeu de tarots de sa poche, étalé les cartes et dit à Arthur :
« Vas-y… Tire six cartes. »
Et il avait démonté les arcanes de sa technique, insistant sur la valeur de ses silences, le visage de ses clients et l'histoire que leur expression, à elle seule, lui laissait pressentir. Rien de sorcier dans tout cela. Tout en parlant, il examinait distraitement l'ordre des configurations symboliques formées par la main d'Arthur, quand soudain, il se figea : une fois de plus, la mort, entourée d'eau, tout de suite. Arthur rompit le silence :
« Qu'est-ce que tu vois? Tu as l'air inquiet?
— Parlez, monsieur le professeur, dites-nous… », surenchérit Louise qui, dans son émotion, lui avait donné du « Professeur ». Embarrassé, le Prophète inventa une histoire d'héritage à venir, mais qui aurait des difficultés pour arriver.
« De toute façon, ajouta-t-il, tu ne vas pas te mettre à croire à ces salades! »