Entre deux consultations, Kalwozyac sortait ses bouquins de sa robe indienne — devant l'insistance de son associé, il avait dû sacrifier à ce folklore ridicule — et se perfectionnait dans son art, si l'on pouvait baptiser ainsi ce qui n'était à ses yeux que sophisme et supercherie. Par jeu, oubliant volontairement son sens inné de la psychologie, il lui arrivait d'établir des cartes du ciel d'une façon mathématique, évitant d'interpréter quoi que ce soit pour mieux traduire ce que révélait symboliquement la position des planètes. Comme un tourneur sur métaux se désintéressant de son travail, mais l'accomplissant tout de même mécaniquement, sans rien y mettre de lui, en pensant à autre chose. Il faut dire que, pour ses débuts d'extra-lucide, il avait trouvé des cobayes idéaux, militaires en goguette, bonnes bretonnes en perdition, quinquagénaires torturées par les démons de la ménopause, visages anonymes du quartier. Selon son caprice ou le nombre de ses visiteurs qui ne cessait de s'accroître — il se lançait dans des développements plus ou moins prolongés sur les trois thèmes clefs, argent, amour, santé, mamelles de toute activité divinatoire. Il fut étonné de la vitesse à laquelle se répandait sa réputation, portée comme un incendie par la publicité de bouche à oreille. On vint le voir du XVIe
, on lui écrivit de Roubaix, on le pria à Bruxelles. Au fur et à mesure que grandissait sa « science », il constata un changement dans son comportement, qu'il était trop subtil pour ne pas en relever l'ironie. Il se surprit un jour à critiquer un « confrère » dont on lui vantait les mérites, en l'attaquant sur un point de technique pure — dans ce cas précis, une boîte d'allumettes renversée sur une table, servant de support à la voyance : en quoi ces allumettes, qu'il ne prenait pas au sérieux, étaient-elles plus ridicules ou inefficaces que des cartes, une tache d'encre, une boule de cristal? Il se trouva grotesque mais fit preuve d'humour, riant de lui-même pour avoir relevé ce détail présumé faux dans un système qui ne l'était pas moins dans sa totalité, et dont il niait systématiquement l'existence. Un autre incident de ce genre lui fit comprendre la force de l'engrenage. Louise, la grosse Louise, parfaitement au courant des origines du bluff, vint pourtant le supplier, en cachette d'Arthur, de lui faire un petit « tour de tarots ». Comment était-il possible que cette matrone, rationnelle s'il en fût, se laissât prendre au piège dont elle avait elle-même posé les collets?Hilaire, abasourdi, en tira un second principe : il suffit de se dire prophète, et d'en revêtir les accessoires, pour le devenir réellement. Ce qui lui serrait le cœur par-dessus tout, c'était de voir des êtres dont il respectait l'intelligence et le savoir se soumettre eux aussi, comme ses crémières, aux lois de son verbe, comme si soudain leur esprit critique, parce qu'ils étaient concernés, ne leur servait plus de garde-fou contre le délire de leurs désirs infantiles : argent, santé, amour. Il reçut avec un étonnement peiné des hommes d'affaires prospères et des politiciens en herbe, venus bien humblement lui soumettre leurs dossiers, attendant son verdict pour y apposer leur signature dont dépendaient de grosses sommes d'argent, des barrages hydroélectriques, la ruine des uns, la fortune des autres. Parfois, il avait envie de les prendre par l'épaule et de les secouer, leur crier qu'ils étaient fous de le croire, de faire dépendre le réel qui leur appartenait des phantasmes de leurs superstitions. Il se taisait pourtant, fourrant avec colère sous sa robe les billets qu'on lui tendait, enrageant de recevoir des compliments pour sa clairvoyance et ses augures. Il n'arrivait pas à croire que l'humanité fût sous la coupe de tels meneurs, incapables eux-mêmes de se diriger seuls, de décider seuls, flouée par de telles élites, plus enfantines encore que leurs propres enfants au point que lui, qui n'était rien, prenait barre sur eux, qui pouvaient tout.