Peggy ne connaissait Kallenberg que de réputation, mais ce qu'elle savait de lui était déplaisant : nouveau riche, parvenu à la puissance à force de coups de poker et de bluff, Grec de vocation, armateur de naissance, coureur de jupons et grand amateur de dots. Il semblait qu'il tirât sa force de son obsession : dépasser son propre beau-frère, Socrate Satrapoulos, « le Grec », sur tous les terrains possibles, la mer, la finance, les femmes. Des amis lui avaient décrit l'hôtel de Londres, où elle serait reçue dans quelques heures, pour lui en vanter les richesses, Titien et Rubens dans les vestiaires, Tintoret ou Cranach dans les vestibules des salles de bain. On verrait bien. De toute façon, il en fallait beaucoup plus pour l'impressionner. On sonna à la porte, Maria alla ouvrir, c'était Julien. Aidé par la femme de chambre, le chauffeur chargea les bagages dans l'ascenseur de service. A son tour, Peggy sortit, trop sûre d'elle pour se regarder une dernière fois dans la glace. Elle dut descendre un étage pour gagner l'ascenseur du hall principal, car son appartement, un cube de verre juché sur un dôme de trente étages, n'avait aucun moyen d'accès en dehors d'un petit escalier intérieur, bourré comme une serre de plantes vertes. Dix minutes plus tard, elle était calée à l'arrière de la Lincoln noire, priant Julien de se hâter. Il était près de quatre heures de l'après-midi, et à Londres, environ onze heures du matin. Elle s'était levée tard, pour être en beauté le soir même sur l'autre continent. Bon Dieu, cette voiture se traînait! Une fois de plus, craignant d'être en retard, elle demanda à Julien d'accélérer. La Lincoln fit un bond en avant. Au moment où Peggy allait se rencogner sur ses coussins, il y eut une espèce de choc sourd, presque simultanément suivi d'un craquement. La lourde huit cylindres se mit à zigzaguer, sans que Julien semble pouvoir la maintenir sur la route. Puis, la Lincoln se remit en ligne. Peggy, les yeux rivés sur les épaules de Julien accroché à son volant, eut l'impression que le coup de frein désespéré lui entrait dans la chair. Mais les deux tonnes de la voiture étaient maintenant arrêtées sur le bas-côté de la route :
« C'est pas moi! cria Julien, il a ouvert sa portière au moment où j'allais le doubler! »
Peggy se retourna presque machinalement. A travers la vitre arrière, elle vit, deux cents mètres plus loin, une silhouette étendue sur le sol, immobile. Déjà, des automobilistes s'arrêtaient. Rapidement, un attroupement se forma. La voix de Julien éclata à nouveau, perchée deux tons au-dessus de sa tessiture normale :
« C'est pas moi! C'est pas de ma faute!
— Qui a dit que c'était de votre faute? articula pensivement Peggy.
— Madame, ne bougez pas… Il faut que j'y aille… »
La voix de Peggy claqua, sèche :
« Restez à votre volant!
— Madame…
— Taisez-vous! Est-ce que vous pouvez rouler?
— Oui, madame, mais…
— Roulez!
— Mais, madame… je l'ai peut-être tué…
— Roulez!
— Monsieur Beckintosh…
— Ce n'est pas M. Beckintosh qui est dans la voiture. C'est moi. Et je vous dis de démarrer! »
Déjà, Peggy décrochait le téléphone, camouflé dans un coffret d'acajou, entre le bar et le téléviseur. Elle composa un numéro. Médusé, Julien, qui venait d'embrayer, risqua un coup d'œil derrière son épaule. D'une voix chevrotante, il demanda :
« La police?
— Conduisez. Allô? Je viens d'avoir un accident. A trois miles de La Guardia, direction New York-John's Beach. Un type au milieu de la route. Mon chauffeur n'a pu l'éviter… Ça m'étonnerait, j'ai un avion à prendre… une Lincoln… ne quittez pas… »
Elle se pencha vers Julien :
« Le numéro de la voiture?
— 72 87 NY 11… »
Peggy répéta dans l'appareil :
« 72 87 NY 11… Peggy Nash-Belmont… Non, elle est à mon beau-père… Arthur Erwin Beckintosh… Oui… Vous avez quelque chose contre?… Non! Je vous répète que j'ai un avion à prendre! Oui, c'est ça… Vous n'avez qu'à envoyer quelqu'un chez moi après-demain, 326 Park Avenue. Au revoir. »
Elle coupa la communication en posant son doigt sur le combiné. Elle refit un autre numéro :
« Le patron s'il vous plaît, pour Peggy… »
Julien venait de se ranger sur le bord du trottoir, dans l'aire des départs « International Lines ».
« Arthur? On a eu un pépin sur l'autoroute… Un type qui s'est jeté sous les roues de Julien… Non, pas le temps. Il vous expliquera. Occupez-vous de tout, je compte sur vous. A mardi! Je vous embrasse!
— Julien! »
Le chauffeur se figea, une valise à la main, dans l'attitude enfantine des gosses qui jouent aux statues de sel…
« Vous allez immédiatement faire demi-tour et vous rendre sur les lieux de l'accident. Les policiers vous attendent. Ne vous inquiétez pas, M. Beckintosh est prévenu et s'occupera de tout. Appelez-moi un porteur. »
Après tout, elle avait bien fait de ne pas rater son avion parce qu'un imbécile se trouvait sur sa route, et qu'un autre maladroit n'avait pas eu assez de réflexes pour l'éviter. Maintenant, si le type était mort, tant pis pour lui, ce n'était pas son affaire.