Dès le lendemain, « l'équipe » de Peggy, comportant déjà Jolly Beaver,
l'ours Coody et Pamela, une immonde poupée en haillons, s'était enrichie de Sammy, un scoth-terrier noir de trois mois. Seul changement au train-train quotidien, Pamela fut rebaptisée Patricia et, très souvent, rouée de coups. En dehors de ce transfert passionnel, l'incident Patricia, en apparence, semblait oublié. Pourtant, deux mois plus tard, Peggy faisait une fugue. Dans la résidence familiale, le téléphone avait sonné. Une grosse voix d'homme avait expliqué à Janet Nash-Belmont : « Ici, le poste de police de Central Park. On a trouvé une petite fille. On ne comprend pas bien son nom, mais elle a donné ce numéro de téléphone. Est-ce qu'elle est à vous? » Janet était arrivée au commissariat à la vitesse du vent, toute pâle. Un type en uniforme lui avait raconté : « Elle s'est tranquillement arrêtée près de moi, et elle m'a dit que sa nurse s'était perdue. » Le soir même, Anne-Marie était renvoyée dans ses foyers. Dès que Peggy avait su écrire, elle avait commencé la rédaction d'un journal personnel où voisinaient ses impressions, ainsi que des caricatures de ses gouvernantes et de ses précepteurs. A peine savait-elle lire, qu'elle dévorait Le Petit Lord Fauntleroy et Les Aventures de Tom Sawyer. A huit ans, elle raconta à sa mère qu'elle avait beaucoup aimé l'histoire du monsieur qui voulait se jeter du haut d'une falaise pour une dame.« De quelle falaise parles-tu? »
Plus tard, l'ayant pressée de questions, Janet, abasourdie par une telle précocité, avait compris que Peggy venait de lire Le Joueur
de Dostoïevski. « Mais, lui demanda-t-elle, as-tu bien compris tous les mots? — Oui, répondit la fillette, tous, sauf roulette. »A douze ans, elle avait lu quatre fois Autant en emporte le vent,
lorsque éclata le coup de tonnerre : ses parents divorçaient. Désemparée, Peggy ne comprit pas très bien, ou plutôt, refusa de comprendre. Pourtant, deux ans plus tard, lorsque sa mère épousa Arthur Erwin Beckintosh, elle eu le cran de lui offrir un bouquet de fleurs, juste après la cérémonie. Ensuite, elle s'enferma dans sa chambre et pleura vingt-quatre heures d'affilée. Lorsqu'elle eut enfin les yeux secs, ce fut pour aller vivre avec sa mère à Merrywood, en Virginie, où son beau-père possédait la plus belle propriété des rives du Potomac. A la fin de l'hiver, on quittait Merrywood pour la résidence d'été de Greenwood, en Nouvelle-Angleterre, pour faire de la voile et nager des journées entières sur les plages d'Arthur Erwin Beckintosh.Mais chaque dimanche, et durant la moitié des congés scolaires, c'était la magie : Peggy et Patricia couraient se jeter dans les bras de leur père, qu'elles idolâtraient. A leurs yeux éblouis, Christopher Nash-Belmont était le dieu possédant le don de créer le plaisir à longueur de temps. Il aimait par principe tout ce que les deux fillettes adoraient, et se faisait un devoir de leur apprendre à apprécier tout ce qui le passionnait. Avant tout, il appliquait la règle d'or de Rabelais dans l'abbaye de Thélème : « Fais ce que voudras. » Mieux, il les encourageait à oser tout ce qui était habituellement interdit, grimper aux arbres, livrer des batailles de tartes à la crème, monter à vélo sans toucher au guidon. Dans son délire de père gâté et amoureux, il lui arrivait même de les emmener à Wall Street et de les faire asseoir à la place du caissier de sa banque. Quant aux gouvernantes, elles ne pouvaient que prendre un air pincé devant Pat et Peggy engloutissant régulièrement d'énormes ice-creams cinq minutes avant le dîner. Les années n'avaient pas entamé la passion de Christopher pour Peggy. Aujourd'hui encore, les cadeaux somptueux qu'il lui faisait étaient célèbres à New York, à tel point qu'Arthur Erwin, pour ne pas être en reste, avait dû se piquer au jeu et rivaliser, par prodigalités interposées, avec les folies du père. Peggy recevait ces présents avec la sérénité de l'habitude, sans les désirer vraiment, bien qu'ils lui fussent, avec le temps, devenus indispensables. A force de recevoir sans rien avoir à demander, elle avait éprouvé le désir de se situer en faisant abstraction de son nom et de sa fortune, car on évalue sa puissance par ce qu'on prend, non par ce qu'on vous donne.