Sous le pseudonyme de « Scarlett », en hommage à son héroïne favorite, elle s'était présentée à un concours organisé par le Harper's Bazaar
, créé, disait la publicité, « pour favoriser l'éclosion de jeunes talents », en réalité, pour faire monter le tirage en intéressant les lectrices à la rédaction même du magazine. Sur un thème imposé : « La journée d'un routier », elle avait gagné le premier prix. Mais, pour être première une fois de plus, elle avait mis tous les atouts dans son jeu : elle avait réellement passé une semaine de camion en camion, faisant du stop sur les nationales, dormant dans des cageots de légumes, un sac de marin sur l'épaule et des blue-jeans sur les fesses. Alors que les autres concurrentes s'étaient échinées à voir de la poésie où il n'y en avait pas, elle avait tout raconté, crûment. Les serveuses « montantes », les cuites au bord de la route, quand l'extrême fatigue vous empêche de dormir, les compteurs kilométriques que l'on trafique, le tonnage du fret sur lequel on triche, pour arrondir les fins de semaine, la sueur. Comme prix de sa victoire, elle avait été engagée. La directrice du journal s'apprêtait à recevoir une petite provinciale culottée. En son honneur, elle avait préparé tous les clichés d'usage à débiter sur un ton condescendant et protecteur, du style « Voyez-vous ma petite, le journalisme… » Et Peggy était entrée dans son bureau. La dame avait rengainé ses fleurs de rhétorique, car elle avait immédiatement reconnu la jeune fille. Avec étonnement, elle lui avait demandé pourquoi elle n'était pas venue la voir directement, puisqu'elle connaissait sa famille et qu'elle-même, en personne, se serait fait un plaisir, etc. Peggy avait répondu que les choses étaient très bien ainsi, qu'elle était ravie d'être engagée sur sa valeur et non pas sur sa bonne mine ou ses relations. Et elle s'était mise au travail.On ne lui avait pas fait de cadeaux. Toutes les corvées rebutantes y étaient passées, de l'interview de la ménagère (« Quel lait vous mettez-vous sur le visage pour la nuit? ») aux chiens écrasés, ou plutôt, puisqu'elle était la collaboratrice d'un journal snob, ce qu'il fallait faire et les précautions à prendre pour que « l'adorable petit compagnon de vos jours » ne fût pas écrasé. Et s'il l'était malgré tout, quel était le recours contre l'écraseur, et à l'aide de quelles compagnies d'assurances. Deux ans plus tard, elle était la vedette du journal, comme elle avait toujours été la vedette en tout, et sa rubrique, « Je sais », était celle qu'on dévorait en premier. Ce qu'il y avait de plus piquant à ses yeux, c'est qu'elle gagnait réellement sa vie.
Elle jeta un coup d'œil à sa montre et se dit que Julien, le chauffeur dominicain de son beau-père, était en retard. Mentalement, elle passa en revue la liste des robes qu'elle emportait. Elle sourit, en évoquant les trois énormes valises, les deux bagages à main et la mallette de maquillage, le tout pour une seule et unique soirée. Mais quelle soirée! Fêter Noël un 13 août, une idée épatante! Jennifer Cabott, la directrice du Bazaar's,
avait paru courroucée et lui avait bien recommander de ne ménager personne dans son article. Il faut dire qu'elle n'était pas invitée. « Vous comprenez — avait ajouté Jennifer — ces gens-là ne sont que des métèques sans éducation, qui se croient tout permis parce qu'ils ont de l'argent en guise de bonnes manières. Ne les ratez pas! Allez-y! Allez-y!… »