Dans l'abside, baissant les yeux comme s'ils voulaient rester étrangers au spectacle, Maria et Achille, que leur père avait dû très sérieusement menacer pour qu'ils participent à la cérémonie. Lors des présentations, ils s'étaient inclinés devant Peggy d'un air froid et distant, sans serrer la main qu'elle leur tendait avec innocence. Non loin d'eux, Nut, étourdissante dans une robe en mousseline blanche de chez Givenchy, en proie à dés sentiments ambivalents et contradictoires, ravie d'avoir contribué à unir sa meilleure amie et son ancien amant, un peu amère aussi d'abandonner sa mainmise sur le Grec qu'elle espérait vaguement, un jour ou l'autre, transformer en mari pour son propre usage. Quant à la mère de Peggy, Mme Arthur Erwin Beckintosh, elle affichait un superbe sourire de porcelaine qui ne la quittait pas depuis la veille, très exactement depuis l'instant où sa fille avait signé le fabuleux contrat de ses noces.
Se tenant toujours par la main, Peggy et S.S. tendirent leurs cierges allumés à des assistants. L'archimandrite leur présenta les anneaux nuptiaux qui reposaient sur l'Évangile. Selon la tradition, les alliances furent échangées à trois reprises. Le prélat prononça ensuite la formule rituelle orthodoxe :
« Le serviteur de Dieu, Socrate, est uni par les liens du mariage à la servante de Dieu, Peggy, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »
L'espace de trois secondes, il éleva au-dessus de la tête des nouveaux époux des couronnes où s'entremêlaient des fleurs sauvages et des feuillages. Après quoi, Socrate et Peggy burent trois gorgées de vin en faisant trois fois le tour du pupitre où s'étalait le livre saint : cette fois, ils étaient réellement mariés.
En plein soleil, devant la porte d'entrée de la chapelle, se pressait la foule des invités qu'un service d'avions spéciaux avait acheminés dans l'île de tous les coins du monde. Dodino fit la grimace en feignant de découvrir Raph Dun : « Tiens… Un passager clandestin!
— Tout ce qu'il y a de plus officiel, au contraire!
— Ah! bon… Tu fais partie des anciens amants de la mariée, je présume?
— Pas du tout! Je suis invité personnellement par la fille du futur marié. En qualité de futur amant.
— Tu pourrais te taper ce boudin farci de dollars?
— Pourquoi pas?
— Quitte à me prostituer au grand capital, je préférerais épouser son frère. Il est plus bandant! »
Une longue rumeur joyeuse accueillit les nouveaux mariés qui sortaient de la chapelle. Avec allégresse, les invités jetèrent enfin sur eux les poignées de riz et d'amandes au sucre qui leur poissaient les doigts. Vieux symbole grec : le sucre, pour le bonheur, le riz, pour la fécondité. Passe encore pour le bonheur! Mais la fécondité… Nul d'entre eux n'était au courant de la clause 9 du contrat de mariage : « En aucun cas, Peggy Satrapoulos ne pourra donner d'héritier à son époux. » Un détail qui faisait la différence entre se mettre l'Amérique à dos et ne jamais plus pouvoir y remettre les pieds. Malgré la solennité de l'instant, « Barbudo », le secrétaire privé du Grec, vint se placer à sa hauteur, fit quelques pas à ses côtés et lui glissa dans la main un petit morceau de papier. Sans que personne ne remarque rien, Socrate le glissa dans sa poche. Il attendit le moment où Peggy était ensevelie par la foule de ses amis qui la félicitaient pour y jeter un coup d'œil discret. C'était un télégramme. Il comportait neuf mots :
Pas de signature. Avec une nuance de nostalgie, le Grec pensa que la Menelas ne l'avait pas oublié.
CINQUIÈME PARTIE
34
Au large de Mykonos, perdue dans la mer des Cyclades, il y a une petite île belle à couper le souffle. Elle s'appelle Ixion. Kallenberg l'a payée deux millions de dollars dix ans plus tôt au gouvernement grec. Pour l'aménager à son goût, il en a dépensé quatre autres. Vue d'avion, l'île a vaguement la forme d'un os, un long rectangle mince bloqué à ses deux extrémités par une espèce de renflement.
Au moment de l'achat, Irène, par superstition, avait insisté pour que ce bout de rocher sauvage soit débaptisé. Par défi autant que pour la contrarier, Barbe-Bleue avait refusé. Esprit fort ou tout au moins se voulant tel, il avait ri de l'ancienne légende mythologique faisant de cet endroit un lieu de malédiction évité par les pêcheurs du pays qui passaient au large. La légende veut en effet que Ixion, roi des Lapithes, ait subi dans l'île le châtiment réservé aux ingrats dans les enfers. A l'aide de serpents, Hermès l'avait attaché à une roue tournant sans relâche au fond du Tartare, cet abîme insondable protégé par « la triple barrière d'airain » que décrit Homère dans
Mais Kallenberg se foutait d'Homère comme de sa première chemise. Il avait réussi ce qu'il voulait : faire de l'île un paradis égal ou supérieur en tout à Serpentella, l'île du Grec.