A sa suite, elle retraversa le petit salon jaune où les bougies achevaient de se consumer, franchit un large palier dallé de marbre noir et pénétra dans un vaste cabinet de travail, éclairé seulement par une « bouillotte » posée sur le bureau et qui, avec ses grands rideaux de velours bleu soigneusement tirés, lui parut sombre et étouffant comme un tombeau.
Sans lâcher sa main, le duc se dirigea vers la table de travail encombrée de papiers et d'une pile de portefeuilles à dépêches en maroquin vert. Là, il se décida enfin à abandonner la jeune femme. Puis, sans même s'asseoir, il prit dans un tiroir une grande feuille de papier timbrée de l'aigle bicéphale et déjà couverte d'écriture, remplit un blanc laissé là intentionnellement, ajouta quelques mots et signa d'un paraphe nerveux.
Le cœur battant, Marianne qui avait réussi à lire par-dessus son épaule, comprit que c'était l'ordre de libération de Jason et de ses compagnons. Mais, tandis que Richelieu cherchait un bâton de cire et le présentait à la flamme d'une bougie, son regard errant sur le bureau s'arrêta un instant sur un papier à moitié déplié dont elle put lire seulement quelques mots. Mais ils lui parurent si inquiétants qu'elle dut faire effort sur elle-même pour ne pas tendre la main vers le document.
Cependant, le duc avait fini d'écrire. Il relut rapidement, puis, tendant l'ordre à la jeune femme :
— Voilà ! Vous n'aurez qu'à présenter ceci au commandant de la citadelle. On vous rendra séance tenante votre ami d'enfance et ceux qui ont été arrêtés avec lui...
Rose de joie, elle saisit le précieux papier et le glissa dans une poche invisible, habilement dissimulée dans l'un des plis de la robe.
— Je vous suis profondément reconnaissante, fit-elle avec effusion. Mais... puis-je vous demander si cet ordre comporte également la restitution du navire ?
Richelieu se raidit et fronça les sourcils.
— Le navire ? Non. Je suis désolé, mais il m'est impossible d'en disposer. Il appartient désormais, de par la loi des prises en mer, à la marine russe.
— Cependant, Excellence, vous n'avez aucune raison de faire tort à un voyageur étranger en le privant ainsi de son unique moyen d'existence. Que peut faire un marin sans bateau ?
— Je l'ignore, ma chère... mais je me montre déjà d'une dangereuse générosité en rendant la liberté à un homme dont le pays est actuellement en guerre avec l'Angleterre, notre alliée. Je restitue à l'Amérique un combattant, c'est déjà fort beau. Ne me demandez pas de lui rendre aussi un navire de guerre. Ce brick est une belle unité. Notre marine saura l'utiliser au mieux...
— Votre marine ? En vérité, Monsieur le Duc, c'est à se demander s'il reste encore, en vous, quelque chose qui soit français ? Si, là où ils sont, vos ancêtres peuvent vous entendre, ils doivent se retourner dans leur tombe.
Incapable de se contenir plus longtemps, elle avait laissé éclater son indignation et s'était exprimée avec un mépris si évident, si glacial, que le gouverneur blêmit.
— Vous n'avez pas le droit de dire cela ! s'écria-t-il de cette étrange voix aiguë qu'il avait dans la colère, la Russie est une fidèle amie. Elle m'a recueilli quand la France me rejetait et, à l'heure présente, elle réunit toutes ses forces pour lutter contre l'usurpateur, contre l'homme qui, pour assouvir son ambition insensée, n'hésite pas à mettre l'Europe à feu et à sang... C'est pour libérer la France de son fléau qu'elle va verser son sang.
— Pour libérer la France qui ne lui a jamais demandé de lui rendre un service de cet ordre. Et si ce qu'on dit en ville est réel, vous allez, vous, duc de Richelieu, marcher dès demain, à la tête de troupes géorgiennes...
— ... pour abattre Napoléon ! Oui, je vais le faire ! Et avec quelle joie !
Il y eut un bref silence que chacun des deux adversaires employa à reprendre son souffle. Marianne, haletante, les yeux fulgurants, ne se contenait plus qu'avec peine, mais dût-elle y laisser la vie, elle empêcherait cet homme d'aller combattre ceux de sa race en l'honneur du Tsar.
— Vous allez le combattre ? Soit ! Mais avez-vous songé qu'en le combattant vous lutterez aussi contre d'autres hommes, vos frères de sang, vos compatriotes, vos pairs.
— Mes pairs ? La racaille sortie de la fange révolutionnaire et mal débarbouillée par des titres ronflants ? Allons, Madame !
— J'ai dit : vos pairs ! Ceux qui ne s'appellent pas Ney, Augereau, Murat ou Davout, mais ceux qui ont pour nom Ségur, Colbert, Montesquiou, Castellane, Fezensac ou d'Aboville... à moins que ce ne soit Poniatowski ou Radziwill ! Car ce sont ces gens-là, aussi, Monsieur de Richelieu, que vous allez trouver en face de votre sabre quand vous chargerez à la tête de vos Tartares à demi sauvages !
— Taisez-vous ! Je dois aller aider mes amis...
— Dites vos nouveaux amis. Eh bien, allez-y, Monsieur le Duc, mais tout de même prenez garde à ne pas rendre au Tsar un fort mauvais service.
— Un mauvais service ? Qu'entendez-vous par là ?