Etait-il fou ? Que voulait-il dire ? Il la serrait si fort qu'elle croyait entendre craquer ses côtes, mais en même temps sa bouche contre sa chair frissonnante était d'une douceur presque insupportable. Une boule se noua dans la gorge de Marianne qui, tout à la fois furieuse et malade de honte, comprit soudain qu'elle n'avait plus tellement envie de lutter. Il y avait si longtemps que, pour sa part, elle ne savait plus ce que c'était que le plaisir d'amour, que les caresses d'un homme. Le dernier était cet inconnu, ce pêcheur grec sans doute, qui l'avait prise dans l'obscurité d'une grotte si noire qu'elle n'avait pas pu voir son visage. Il n'avait été qu'une forme vague dans la nuit, une sorte de fantôme, mais le plaisir qu'il lui avait donné l'avait comblée.
La bouche caressante glissa sur sa joue, trouva ses lèvres qui, d'elles-mêmes, s'entrouvrirent. Dans sa poitrine, le cœur de la jeune femme cognait comme un bourdon de cathédrale et quand une main sournoise s'arrêta sur son sein qu'elle emprisonna, elle sentit ses jambes se dérober sous elle. Et le duc n'eut aucune peine à la pousser doucement jusqu'à un canapé de velours disposé près de la table de travail.
Il cessa de l'embrasser pour l'y étendre et, se retournant vivement, souffla les bougies. Le cabinet de travail sombra dans une profonde obscurité. La tête bourdonnante et le corps en feu, Marianne crut en un instant qu'elle était revenue dans la bienheureuse grotte de Corfou. Elle était au cœur d'insondables ténèbres où ne subsistaient qu'un souffle chaud, fleurant le tabac, et deux mains trop habiles qui la dépouillaient de sa robe et parcouraient son corps avec fièvre.
Il ne disait plus rien, maintenant, et ne la touchait pas autrement. Seules, ses mains caressaient ses seins, son ventre, ses cuisses, s'attardant devant chaque nouvelle découverte, puis reprenaient leur irritante exploration et Marianne un instant crut qu'elle allait devenir folle. Tout son corps brûlait et appelait, tout prêt à chanter le plus primitif des concertos... aussi, ce fut elle qui l'attira vers elle.
Se penchant, elle noua ses bras autour du cou du duc, chercha ses lèvres et se laissa retomber avec lui sur les coussins, heureuse et déjà gémissante sous le poids de ce corps dont elle sentait le désir tout prêt à la vaincre. Dans sa hâte d'assouvir cette faim torturante, trop longtemps contenue et trop brutalement réveillée, qui la dévorait, elle s'ouvrit d'elle-même... mais rien ne se passa.
Ce fut le silence, tout à coup. Un silence étouffant, terrifiant... Le poids qui écrasait le corps de la jeune femme disparut et, tout à coup, dans cette nuit aussi sourde, aussi profonde que celle du tombeau, il y eut un sanglot...
Vivement, alors, Marianne se releva. A tâtons, elle chercha l'angle de la table, la lampe près de laquelle un briquet était disposé... De ses mains tremblantes, elle le saisit, le battit, ralluma l'une des chandelles, puis une autre. La pièce reparut avec ses meubles lourds, ses rideaux épais et son atmosphère d'étouffante austérité aussi peu propice que possible aux folies d'amour.
La première chose qu'aperçut Marianne fut sa robe, tas de soie neigeuse affalée au pied du canapé. Elle s'en saisit avec une sorte de rage pour en couvrir sa nudité frissonnante, cherchant à retrouver sa respiration, à calmer les battements désordonnés de son cœur. Puis elle vit le duc...
Effondré sur le bord d'un fauteuil, les coudes aux genoux et la tête dans ses mains, il pleurait comme un enfant oublié par le Père Noël, les épaules secouées de sanglots nerveux qui le faisaient trembler et si pitoyable que l'affreuse sensation de frustration qu'éprouvait Marianne se changea en pitié... Le puissant gouverneur de Nouvelle Russie semblait, à cette minute, plus misérable et plus démuni que. les mendiants arméniens qui encombraient le port d'Odessa.
Hâtivement, la jeune femme réintégra sa robe et remit un peu d'ordre dans sa chevelure. Elle n'osait pas rompre le silence, préférant laisser se calmer cette douleur dont elle sentait confusément que la source était une blessure profonde et secrète. Mais, au bout d'un moment, comme les sanglots ne s'arrêtaient pas, elle s'approcha de l'homme effondré et, posant presque timidement sa main sur son épaule :
— Je vous en prie, dit-elle doucement, ne pleurez plus ! Cela n'en vaut pas la peine. Vous avez été... victime d'un accident comme il en arrive fréquemment. Il ne faut pas vous désoler ainsi... pour si peu de chose.
— Ce n'est pas un accident, fit-il douloureusement. C'est cette malédiction dont je parlais... tout à l'heure. J'avais cru... oh ! j'avais tellement cru que vous l'aviez dissipée ! Qu'elle m'avait enfin abandonné !... Mais ce n'était pas vrai. Elle est là. Elle est toujours là. Elle me poursuivra toute ma vie et, par sa faute, ma race devra s'éteindre... inexorablement.