Mais, au moment de sortir, elle songea à éteindre les chandelles afin que le duc pût reposer plus calmement et elle revint vers la table de travail. Et c'est en se penchant pour souffler les flammes qu'elle revit la lettre...
L'intensité des derniers instants qu'elle avait vécus auprès de Richelieu la lui avait fait oublier et elle se le reprocha comme une faute. Le destin avait mis à portée de sa main un document qui pouvait être d'une extrême importance pour l'Empereur. Elle n'avait pas le droit de négliger ce cadeau.
Rapidement, elle étendit le bras, se saisit de la lettre et la parcourut avec avidité. Elle venait de Saint-Pétersbourg et elle était de la main du Tsar. Ce qui avait attiré son attention c'était une signature, celle du prince royal de Suède, Charles-Jean. Le Tsar, qui les avait fait copier, donnait connaissance confidentiellement à son ami Richelieu d'une lettre et d'une note écrites à lui-même par l'ex-maréchal Bernadotte :
La fin de la lettre proclamait la satisfaction du prince de voir la paix conclue avec les Turcs et son impatience de voir enfin arriver les « subsides anglais », afin d'opérer quand le temps en serait venu « sur les derrières de l'armée de l'empereur Napoléon et sur les frontières de son empire »...
La note mentionnait le désir profond qu'avait le futur roi de Suède de s'annexer la Norvège, alors possession danoise, et des dispositions que le Tsar pourrait prendre avec le Danemark pour que son ami Charles-Jean pût réaliser ses désirs et, en contrepartie, lui offrir l'aide non négligeable de l'armée suédoise...
Les mains soudain glacées, Marianne tourna et retourna le dangereux papier avec autant de précautions que s'il eût été couvert de poudre à canon. Elle ne parvenait pas à en croire ses yeux. Son esprit lui-même refusait d'enregistrer ce qu'il ne pouvait admettre que comme une trahison pure et simple. Bernadotte était un Suédois de trop fraîche date pour que cette lettre amicale à l'ennemi de Napoléon fût acceptable... Mais acceptable ou pas, Marianne sentit qu'il fallait que Napoléon sût le danger qui le menaçait sur ses arrières...
Décidée à copier la lettre, elle s'installa devant la table de travail, chercha une plume, puis se ravisa. Une copie serait insuffisante si la lettre du Tsar ne l'accompagnait pas... Elle connaissait trop Napoléon pour savoir qu'il aurait peine à y croire. Elle jeta un regard plein d'angoisse et de remords anticipé vers l'homme endormi. Il lui déplaisait de lui voler son courrier... mais c'était la seule solution. Il fallait prendre la lettre du Tsar.
Sans vouloir discuter plus longtemps avec elle-même, Marianne fourra lettre et note dans sa poche, souffla les bougies et quitta le bureau dont elle referma la porte silencieusement. Traverser le palier en courant, pénétrer dans le petit salon, y récupérer son manteau et, tout en le jetant sur ses épaules, s'élancer dans l'escalier, ne lui demandèrent qu'un instant.
Quelques minutes plus tard, elle passait, comme une tempête, devant les sentinelles somnolentes qui ouvrirent à peine un œil pour regarder fuir dans la nuit un météore vêtu de satin blanc et se rendormirent sans chercher à en savoir davantage.