— J'espère que l'on acceptera de les libérer à cette heure de la nuit, hasarda Jolival inquiet.
Mais un geste péremptoire de Marianne lui imposa silence. Déjà, la jeune femme s'était précipitée vers une sentinelle qui, accotée à sa guérite, dormait tout debout avec une sûreté d'équilibre qui dénotait une longue habitude. Elle secoua l'homme énergiquement et, comme il ouvrait enfin une paupière pesante, elle lui mit sous le nez le grand papier afin qu'il pût distinguer, à la lueur d'un mauvais quinquet accroché au-dessus de sa tête, la signature du gouverneur.
Le soldat ne savait certainement pas lire, mais les armes impériales, timbrées sur le papier, étaient suffisamment explicites, ainsi que les gestes de cette jeune dame qui prétendait visiblement entrer dans la forteresse en répétant qu'elle voulait voir le commandant.
Sans vouloir se l'avouer, Marianne était au moins aussi inquiète que Jolival. Le commandant, en effet, pouvait refuser de libérer ses prisonniers en pleine nuit et, si c'était un bonhomme grincheux et à cheval sur le règlement, il pouvait également demander une confirmation... Mais, apparemment, cette nuit-là, le Ciel était avec Marianne.
Non seulement la sentinelle ne fit aucune difficulté pour s'élancer dans la citadelle, le papier à la main, mais encore elle n'appela personne pour la remplacer et laissa les deux visiteurs pénétrer à sa suite dans la cour qui, envahie de ténèbres, ressemblait au fond d'un puits. Dans le corps de garde, aucun bruit ne se faisait entendre et vraisemblablement tout le monde dormait. La guerre russo-turque étant terminée, il était inutile de se gêner.
Marianne et Jolival restèrent seuls un moment, serrés l'un contre l'autre, près de l'escalier qui menait chez le commandant. Leurs cœurs battaient lourdement et à un rythme égal, car tous deux avaient la même pensée : allaient-ils voir surgir leurs amis ou bien un piquet de soldats qui les conduirait chez l'officier pour complément d'information ?
Or, cette nuit-là, le commandant de la citadelle passait un moment fort agité mais plein de charme en compagnie de deux jolies Tartares qu'il n'avait pas la moindre envie d'abandonner, même quelques instants. Il entrouvrit sa porte à l'appel de la sentinelle, jeta un coup d'œil au papier que l'homme lui tendait sans rompre un garde-à-vous impeccable, jura horriblement, mais reconnaissant la signature du gouverneur et constatant que l'ordre était parfaitement explicite et indiquait de libérer « sur l'heure » les hommes du navire américain, il n'eut ni l'idée ni l'envie d'en savoir davantage.
Trop heureux, au fond, de se débarrasser de pensionnaires qui s'étaient révélés singulièrement encombrants et coûteux, il se hâta de passer dans son cabinet, sans même prendre la peine de s'habiller et, vêtu de sa seule innocence, signa précipitamment la levée d'écrou, brailla quelques ordres à l'adresse du soldat, ajouta qu'il ne voulait plus être dérangé de la nuit et retourna en hâte dans sa chambre pour y retrouver son nirvana personnel.
Le soldat redégringola dans la cour, fit signe aux deux étrangers de le suivre et se dirigea au grand trot vers l'énorme herse de fer qui donnait accès à la cour des prisons et qui, éclairée par deux torches, offrait une image particulièrement sinistre. Là, il leur enjoignit d'attendre de nouveau, tandis qu'à son appel deux hommes de garde venaient manœuvrer le treuil pour relever la herse.
Dix minutes plus tard, il revenait suivi de deux silhouettes dont la plus grande fit battre à coups redoublés le cœur de Marianne. La seconde suivante, envahie d'une joie qu'elle ne parvenait plus à contrôler, elle s'abattait, riant et pleurant tout à la fois, contre la poitrine de Jason qui, instinctivement, referma ses bras sur elle.
— Marianne ! s'exclama-t-il stupéfait. Toi, ici ?... Ce n'est pas possible ! Je rêve...
— Non, vous ne rêvez pas, coupa Jolival qui trouvait le moment mal choisi pour des effusions. D'ailleurs, vous n'en avez pas le temps. Il faut sortir d'ici et vite. Le gouverneur vous a libérés, mais tout danger n'est pas encore écarté, loin de là...
Lui-même, plus ému qu'il ne voulait l'admettre, se laissait embrasser chaleureusement par Craig O'Flaherty, tandis que la sentinelle regardait avec sympathie cette scène de retrouvailles à laquelle peut-être elle ne comprenait pas grand-chose. Marianne et Jason, eux, avaient visiblement oublié tout ce qui n'était pas eux et n'en finissaient plus de s'embrasser.
Les deux « libérés » étaient barbus comme des prophètes et sales à faire frémir, mais Marianne s'en moquait bien. Le corps qui se collait au sien était celui de Jason, la bouche qui écrasait la sienne était celle de Jason et elle ne souhaitait plus rien que s'anéantir avec lui dans ce baiser qui aurait dû, pour exaucer ses désirs secrets, déboucher sur l'éternité.
Mais jugeant que cela avait assez duré, Jolival, fermement, les sépara :