Dans un élan de chaude affection, il la prit dans ses bras et l'embrassa sur les deux joues. Il se sentait mieux tout à coup. La grande peur qui lui avait serré l'estomac tout le jour s'estompait. Par la vertu de cette lettre miraculeuse il en venait, comme Marianne elle-même, à penser que rien de vraiment fâcheux ne pouvait advenir à une femme ainsi protégée...
— Prenez soin de vous ! fit-il seulement. Je vais voir si Dieu consent encore à écouter les prières d'un mécréant afin que tout se passe bien.
Brusquement, de sous le voile blanc qui couvrait le visage de la femme turque, une voix tranquille sortit :
— Tout se passera bien, affirma-t-elle. La Juive sait qu'elle sera bâtonnée à mort si un accident se produisait... Soyez sans inquiétude.
Un instant plus tard, Marianne avait pris place sur les coussins de l'araba et quittait l'ancien couvent des Franciscains. Tirant vigoureusement sur son collier, le mulet se mit à remonter la forte pente de la ruelle grossièrement pavée. Un vent froid s'y engouffrait et fit s'envoler les rideaux du véhicule. Vivement, alors, la compagne de Marianne prit un voile de mousseline blanche et l'attacha devant le visage de la jeune femme.
— Cela vaut mieux, fit-elle en voyant celle-ci porter une main hésitante à son visage. Nos usages sont bien commodes pour qui souhaite n'être pas remarqué ou reconnu.
— Personne ne me connaît ici. Je ne crains pas grand-chose...
— Regardez : voici le veilleur de nuit qui commence sa ronde. Il suffirait qu'il s'avise de la présence d'une femme non voilée dans une araba pour déchaîner une marée d'histoires invraisemblables.
En effet, un homme grand et maigre, portant un caftan de grosse toile serré d'une large ceinture et une ronde calotte de feutre rouge enroulée d'une mousseline sale, venait de tourner le coin d'une ruelle. Une lanterne d'une main, il s'appuyait de l'autre sur un long bâton ferré dont il faisait, à intervalles égaux, résonner les pavés. Il jeta, en passant, un coup d'œil indifférent aux occupantes de l'araba dont le vent continuait à malmener les rideaux. Marianne resserra d'elle-même le voile qui la masquait et frissonna.
— Il fait froid ce soir, alors qu'hier on étouffait...
La femme haussa les épaules avec indifférence.
— C'est le meltem, le vent glacial venu des neiges du Caucase. Quand il souffle toute la ville gèle mais ici le temps change aisément. Au fait, il serait temps que je me présente. Mon nom est Bulut. Cela veut dire « nuage ».
Marianne sourit. Ce nuage-là lui plaisait. Le feredjé n'arrivait pas à dissimuler qu'il était dodu et rassurant avec des yeux vifs qui brillaient gaiement au-dessus du voile blanc et, surtout, qui regardaient bien en face.
— J'ignore tout des usages de votre pays. Comment dois-je vous appeler ?
— On me dit Bulut Hanoum. Ce dernier mot signifie Madame et on l'applique directement au prénom. Si Votre Hautesse le permet j'en userai de même avec elle pour éviter d'éveiller des curiosités. Rebecca ne doit pas savoir qui elle va... soigner ce soir.
— Alors, je suis Marianne Hanoum ? fit celle-ci amusée. Cela fait un joli nom...
Ce petit cours d'usages locaux avait brisé la glace. Mme Nuage, visiblement ravie d'une mission qui rompait si résolument avec la monotonie de l'existence, se mit à bavarder comme une pie. Elle devait être moins jeune que ne le laissait supposer sa voix fraîche et animée, car elle s'avouait comme une amie de longue date de la Validé qu'elle avait connue à son arrivée au harem, petite esclave blonde terrifiée par son enlèvement en Atlantique, son séjour à Alger et son voyage sur un chebec barbaresque. Bulut, elle-même, à cette époque, faisait partie dudit harem où, ayant eu par deux fois les honneurs de l'alcôve impériale, elle avait obtenu le titre d'ikbal[4]. Mais, après la mort du vieux sultan, elle avait fait partie du contingent de femmes que l'on « remerciait » et dont le nouveau maître faisait, pour ses hauts fonctionnaires, un présent commode. Elle avait épousé un dignitaire, Halil Moustafa Pacha, qui exerçait les fonctions difficiles mais enviées de Defterdar, autrement dit le ministre des Finances.
Ce changement de situation n'avait nullement chagriné Bulut, devenue Bulut Hanoum, qui n'avait vu aucun inconvénient à être comprise parmi les effectifs renouvelables du harem. Son mariage lui avait assuré une haute situation, un mari paisible et facile à contenter sur lequel elle régnait avec cette autorité, soigneusement cachée en général, avec laquelle une femme turque, digne de ce nom, se doit de dominer son époux. A entendre son épouse, Moustafa Pacha était un parfait kilibik[5] et avait adopté pour devise personnelle le proverbe kurde qui prétend : « Celui qui ne craint pas sa femme vaut moins qu'un homme... »