Malgré les paroles rassurantes de sa compagne, Marianne se défendait mal d'un sentiment d'angoisse et de gêne dont elle ne s'expliquait pas la source. Venait-il des deux ombres discrètes qui maintenant, disparues ou non, demeuraient invisibles, ou encore de ce vallon qui eût été charmant en dépit de ses bicoques mal entretenues, s'il ne venait buter contre les murs rébarbatifs d'un arsenal, aussi gais que les murs d'une prison, avec les silhouettes guerrières des janissaires qui veillaient aux créneaux en tenant allumée la mèche de leurs mousquets. L'Arsenal était là, installé, menaçant, semblable à une digue dressée entre ce quartier pauvre et la mer, comme pour lui en interdire l'accès. Il n'était jusqu'au petit ruisseau qui ne disparût, lui aussi, sous ces murailles, prisonnier d'une voûte basse armée d'énormes barreaux...
Mais, comme elle exprimait cette impression pénible et ajoutait qu'il était triste de voir « finir dans une cage le ruisseau du Rossignol », sa compagne se mit à rire de plus belle.
— Nous ne sommes pas fous ! s'exclama-t-elle. Bien sûr que nous avons séparé ce vallon de la Corne d'Or ! Aucun de nos souverains ne tient à ce qu'un conquérant s'avise de rééditer l'exploit de Mehmed le Grand !
Et elle expliqua, avec orgueil, comment au printemps de 1453, le sultan Mehmed II, décidé à réduire Byzance par mer aussi bien que par terre, avait fait franchir à sa flotte la colline de Péra au moyen d'un chemin de planches enduites de suif et de graisse de mouton. Hissés jusqu'au sommet du vallon grâce à un système de cylindres et de rouleaux, les navires avaient ensuite dévalé, toutes voiles dehors, le vallon de Kassim Pacha pour s'engouffrer dans la Corne d'Or à la grande terreur des assiégés.
— Nous avons préféré prendre nos précautions, ajouta-t-elle en conclusion. Il n'est jamais bon de donner des idées à un éventuel adversaire.
Cependant, l'araba s'arrêtait devant une porte de cèdre ouvragée qui trouait le mur. Sculptées avec un art naïf, des plantes et des fleurs s'y étalaient, sous une épaisse couche de poussière, au-dessus d'un petit heurtoir de bronze que la main impatiente de Bulut Hanoum actionna. La porte s'ouvrit presque aussitôt.
Une petite servante en robe safran parut et s'inclina profondément. Les senteurs diverses du jardin sautèrent au visage des visiteuses et emplirent leurs narines comme si on leur avait jeté un bouquet. Le parfum âpre du cyprès se mêlait à celui sucré du jasmin, la senteur des orangers chargés de fruits à celle des roses mourantes et des œillets poivrés. D'autres odeurs encore s'élevaient, indéfinissables.
C'était un jardin tout en contrastes où le foisonnement exubérant et presque sauvage des roses s'opposait aux massifs réguliers et bien ordonnés, sertis de petits buis, qui étaient le domaine des plantes médicinales. Herbes bienfaisantes ou mortelles y poussaient, touffues, autour d'un bassin semi-circulaire où la gueule usée d'un lion achéménide crachait inlassablement un mince filet d'eau.
Courbant peureusement l'échiné, la petite servante trotta jusqu'à la maison, à peine moins vétusté et délabrée que ses voisines, mais qui rachetait cet avantage léger par une architecture à ce point délirante que Marianne ne pût retenir une grimace. La perspective de séjourner, même vingt-quatre heures, dans ce cauchemar de pierre et de bois la déprimait profondément. C'était, sous un étonnant assemblage de bulbes, de clochetons et de terrasses, une construction étrange où la brique et le bois sculpté alternaient avec des panneaux de faïence de Brousse ornés de monstres bizarres. Mais Bulut Hanoum devait être habituée depuis longtemps à l'étrangeté du lieu car, sans rien perdre de la majesté qui convenait à une amie de la Validé, elle engouffra ses formes opulentes sous l'arc surbaissé d'une porte aux ornements de cuivre, qu'elle obstrua un instant.
Marianne suivit, franchit derrière elle un petit vestibule et se trouva au seuil d'une grande pièce, mal éclairée par une lampe de bronze pendue au plafond au moyen de longues chaînes. Une grande femme se tenait debout, sous cette lampe, dont les courtes flammes dansaient au bout de leurs becs.
Elle s'inclina en silence à l'entrée de ses visiteuses, mais sans donner à ce geste la moindre nuance d'obséquiosité : elle saluait, sans plus, et Marianne la regarda avec étonnement.
Sans trop savoir pourquoi, elle s'était attendue à une créature replète, courte et grasse, assez semblable à ces revendeuses à la toilette qu'elle avait pu voir à Paris, au carreau du Temple. La femme qui la regardait calmement, sans rien dire, en était l'antithèse absolue...
Sous le hennin orfévré des femmes de Jérusalem, Rébecca montrait un visage couleur de parchemin, troué de grands yeux noirs au regard pénétrant. Un nez trop courbe, une bouche trop lourde ne parvenaient pas à lui enlever une certaine beauté, née surtout d'une intelligence que l'on devinait à fleur de peau.